L’Europe ? Pas sur la tête.

Mardi 18 Janvier 2022, éditorial de Maurice Ulrich dans l’Humanité

L’Europe, bien sûr, mais pas sur la tête. C’est une grande duperie de nous la présenter comme une idée neuve. Elle ne fut pas seulement, au cours des siècles, celle des guerres, mais aussi celle des courants artistiques, des lumières à l’heure de la Révolution française, du printemps des peuples au milieu du XIXe siècle… Avec le drapeau de l’UE sous l’Arc de triomphe, Emmanuel Macron, au moment où la France en prend la présidence, voudrait se présenter comme son champion et en faire un axe majeur de sa campagne électorale en opposant l’ouverture de sa politique aux replis souverainistes et identitaires, en affirmant la nécessité d’une union européenne forte entre les États-Unis et la Chine, en feignant de tenir un discours social…

Mais cette Europe-là n’est pas celle des peuples. C’est contre eux qu’elle a été construite. À qui profite le dumping social, que favorise un salaire minimum à quelque 3 euros en Bulgarie et à 20 euros au Luxembourg ? Par quelle alchimie les masses financières débloquées par la Banque centrale européenne pour faire face à la crise sanitaire se sont-elles transformées en or pur pour les multinationales et les stars du CAC 40 ? Comment les discours sur les droits de l’homme se transforment-ils en barbelés aux frontières, quand la Méditerranée devient le plus grand cimetière marin au monde, suivie par la Manche ? Comment parler du rôle de l’Europe dans le monde quand elle est arrimée à l’Otan, sous commandement américain depuis des décennies, et que de sous-marins en discussions sur l’Ukraine, on se fait, disons-le comme ça, rouler dans la farine.

Oui, cette Europe est une duperie, et c’en est une autre de nous la présenter comme notre avenir. L’Europe que nous voulons, c’est celle de l’harmonisation sociale et fiscale par le haut, des coopérations et des échanges dans le respect des nations, pour de vraies politiques environnementales, sanitaires, des économies tournées vers le bien public, pour la culture. Ce n’est pas celle du repli, ni celle d’Emmanuel Macron.

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Si la présidence française de l’UE était de gauche…

par Gaël De Santis dans le même numéro du journal
Parlementaires, chercheuse pour une ONG, militant pacifiste… ils critiquent le projet européen d’Emmanuel Macron et font valoir d’autres priorités.
 
Le chef d’État français, Emmanuel Macron, s’exprimera mercredi devant les députés européens. L’occasion de présenter le programme de la présidence française de l’Union européenne (Pfue). Il n’est pas président de l’Europe, celle-ci étant déjà dotée en la matière : le Belge Charles Michel préside le Conseil européen ; l’Allemande Ursula von der Leyen, la Commission ; l’Espagnol Josep Borrell pilote la politique extérieure et l’Irlandais Paschal Donohoe l’Eurogroupe. La marge de manœuvre d’Emmanuel Macron résidera dans le fait de faire avancer des dossiers déjà sur la table dans les différents Conseils des ministres de l’UE (Agriculture, Transports, Affaires sociales, etc.) et d’avoir un magistère de la parole à l’occasion de sommets ou de rencontres informelles. La Pfue s’inscrit dans le programme d’Emmanuel Macron de maintien d’une modération salariale et d’affirmation d’une Europe puissante au service des grands groupes financiers. Pourtant, d’autres choix auraient pu être faits.

1 S’émanciper des multinationales

Tout est question de philosophie : une présidence progressiste aurait pu permettre de tordre le bras aux multinationales. Or, il n’en est rien. L’Observatoire des multinationales européennes (Corporate Europe Observatory) a publié un rapport, en décembre 2021, qui montre combien les lobbies et les multinationales se sont activés pour peser sur le programme de la présidence française. Pis, ils la sponsorisent, à l’instar des constructeurs automobiles Renault et Stellantis ou d’Électricité de France, qui n’est plus à proprement parler un service public. C’est une pratique préexistante, avec laquelle Paris a choisi de ne pas rompre. Pourtant, même les vingt-trois députés européens En marche avaient demandé, dès mai 2021, d’être « attentif à la perception publique » et de ne pas recourir au sponsoring privé.

Lora Verheecke, chercheuse à l’Observatoire des multinationales, aurait préféré « une présidence politique et non une présidence technique ». Aujourd’hui, « les débats se tiennent entre technocrates et non devant les citoyens », déplore-t-elle. Ainsi, deux dossiers numériques sont sur la table : l’Acte des marchés digitaux et l’Acte des services digitaux. « Ce sont deux gros textes qui vont définir le marché européen, mais qui ne seront jamais discutés, même s’ils vont être adoptés sous la présidence française. Cela reste un sujet technique, décrit-elle. Au contraire, il aurait fallu un débat politique autour de questions telles que : quel rôle donner aux Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft)  ? Comment protéger les données des citoyens ? Tous ces sujets qui affectent notre vie quotidienne n’ont pas été politisés. »

Cette conception tient de la ligne politique. « La représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne », qui discute les textes avec ses partenaires, « a embauché des personnes qui viennent du Medef (l’organisation représentative du patronat) ou des entreprises », dénonce Lora Verheecke.

2 Un salaire minimum contre le dumping

Tenez-vous ! L’une des priorités de la présidence française d’Emmanuel Macron sera l’instauration d’un salaire minimum en Europe. Étonnant de la part d’un libéral qui n’a donné aucun coup de pouce au Smic dans son pays en cinq ans et qui œuvra, sous la présidence de François Hollande, à la modération salariale… En réalité, il n’est pas initiateur du texte, qui a été le fruit d’un parcours législatif entamé déjà l’an dernier. En décembre 2021, le Conseil des ministres de l’Emploi avait lancé les négociations avec le Parlement européen pour aboutir à un compromis, qui pourrait advenir sous la présidence Macron.

Toute la question est donc : dans les négociations, que défendra la France ? Or, selon Leïa Chaibi, députée européenne française du groupe La Gauche, « Emmanuel Macron défend une position minimale qui lui permettra de se faire une image sociale sur du vent » ! En effet, dans la position de la France, « on n’a pas de seuil pour ce salaire minimum », rappelle la parlementaire, qui, avec ses collègues français du groupe La Gauche, vient de lancer une campagne pour un salaire minimum en Europe. Il faudrait, selon elle, qu’il soit établi à hauteur de « 75 % du salaire médian », afin d’être au-dessus du seuil de pauvreté et que le travail « permette d’avoir une vie digne ». Par ailleurs, la proposition de la Commission n’exige de chaque pays que 70 % de salariés couverts par une convention collective, laissant les autres pratiquement sans droits.

Un salaire minimum dans chaque pays est une urgence. Car, outre le fait que l’on compte de nombreux travailleurs pauvres sur le Vieux Continent, il y a besoin de lutter contre le dumping social : il n’est que de 332 euros mensuels en Bulgarie, contre 2 202 euros au Luxembourg. Faire réellement avancer le dossier signifierait, pour la France, de porter un seuil de salaire minimum dans chaque pays qui permette de vivre dignement et qui soit à même de lutter contre le dumping social.

3 Évasion fiscale : la volonté manque

Depuis le début de son quinquennat, Emmanuel Macron a fait mine – au G8 et ailleurs – de vouloir lutter contre l’évasion fiscale. Qu’en sera-t-il à l’occasion de la présidence française ? Il y a fort à parier qu’il s’inscrira dans les pas de l’accord trouvé entre les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et qu’il n’ira pas plus loin. C’est dommageable : 136 pays se sont accordés pour établir un taux minimal d’impôt sur les sociétés multinationales de 15 %. Insuffisant, pour le sénateur communiste du Nord Éric Bocquet, spécialiste des questions de fiscalité. « À l’origine, le président des États-Unis, Joe Biden, avait annoncé un accord qui irait à 21 % d’imposition ; on n’est arrivé qu’à 15 %. De plus, on a affaire à une base amoindrie : cela ne concernerait que les bénéfices au-delà d’un taux de rentabilité de 10 %. Or, on voit qu’un groupe comme Amazon, grand gagnant de cette pandémie, n’atteint pas ce taux grâce à des montages fiscaux », décrypte le sénateur.

Progressiste, une présidence française remettrait l’ouvrage sur le métier, pour, comme le dit Éric Bocquet, « combler les trous dans la raquette ». Tout d’abord, « si Fabien Roussel était élu président, il ferait revoir les critères pour établir la liste des paradis fiscaux », à savoir un taux faible ou nul, l’opacité, et le niveau de coopération entre États, explique-t-il. Cela permettrait de considérer certains pays comme des paradis fiscaux, comme l’Irlande, le Luxembourg, Malte, Chypre, les Pays-Bas, car, « si on ne désigne pas l’adversaire, on aura du mal à remporter la bataille ». Par ailleurs, il faudrait avancer sur « la fin de la règle de l’unanimité en matière fiscale », afin que « chaque État n’ait pas un droit de veto sur ces sujets ».

4 Pour une Europe de la paix

Le moment le plus important de la présidence française sera le sommet sur l’Europe de la défense. Ursula von der Leyen a pris soin de le programmer au premier semestre 2022 pour qu’il soit porté, politiquement, par Emmanuel Macron. Et la « première réunion organisée par la Pfue est celle des ministres de la Défense et des Affaires étrangères, en présence du secrétaire général de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) », à Brest, les 13 et 14 janvier, déplore Roland Nivet, porte-parole du Mouvement de la paix. Cette rencontre visait à doter l’UE d’une boussole stratégique – à savoir, officiellement, déterminer quelles sont les menaces auxquelles le Vieux Continent fait face ; la manière d’y répondre ; l’orientation de l’industrie de l’armement. En réalité, il s’est agi d’un travail sur « la militarisation accrue de l’UE, l’augmentation des budgets nationaux de défense, de l’emploi du fonds de défense européenne (sur la recherche en matière d’armement), de la présence européenne dans la zone indo-pacifique » pour rivaliser avec la Chine, traduit Roland Nivet, qui relève la mesure phare : « Une nouvelle force de projection européenne de 5 000 hommes pour aller sur des terrains d’intervention » en Afrique ou au Moyen-Orient, et un « renforcement de Frontex », la police extérieure antimigrants de l’UE. Le pacte sur l’immigration et l’asile sera également discuté sous la présidence française. « On a des réponses militaires aux problèmes du monde d’aujourd’hui », constate le dirigeant pacifiste, pour qui « la France aurait pu jouer un rôle important en apportant quelque chose de nouveau, en s’appuyant sur les Nations unies ».

Pour cela, l’UE «  devrait prendre des initiatives marquantes : la sortie du carcan de l’ultralibéralisme – la plus grande partie de l’industrie de l’armement est dans les mains du privé – et la sortie du carcan de l’Otan », et proposer que « les dépenses d’armement soient allouées à répondre aux inégalités de développement et à répondre aux crises sanitaires et climatiques », en lien avec les objectifs de développement durable des Nations unies. Par ailleurs, la « France pourrait dire que l’UE doit mettre à son agenda une conférence de type d’Helsinki en 1975, qui comprenne tous les pays européens, y compris la Russie, pour discuter de la sécurité en Europe ».

5 Budget, vaccins : des débats à engager

La présidence française devra faire avancer le débat sur plusieurs dossiers. Le premier est celui de la levée des brevets sur les vaccins et traitements contre le Covid, que l’Union européenne bloque à l’Organisation mondiale du commerce. Les ONG ont plusieurs fois invité Paris à changer de position. Mais, pour l’heure, la France s’en tient au dispositif Covax de dons de doses aux pays du Sud. C’est insuffisant : une grande partie de l’Afrique n’étant pas vaccinée. Or, une levée des brevets permettrait à 120 sites industriels dans le monde de produire un vaccin, a recensé, mi-décembre, l’étude Accessibsa.

Le deuxième débat porte sur les règles de discipline budgétaire, suspendues depuis le début de la pandémie. Un retour à la normale – une interdiction de dépasser les 3 % de déficit budgétaire – est fixé à 2023. D’autres pistes sont sur la table : le Conseil d’analyse économique, lié aux services du premier ministre, a présenté un projet de révision des règles budgétaires qui s’émancipe un peu de la règle des 3 %. C’est un maigre progrès, mais cette question n’a pas été fort mise en avant lors du discours d’Emmanuel Macron sur ses priorités, le mois dernier. De plus, le dogme du financement de la dette par les marchés financiers n’est pas remis en question, alors que les besoins d’investissement dans la transition énergétique et les services publics apparaissent immenses. Paris ne porte pas la question de prêts directs aux États – et à très bas taux d’intérêt – par la Banque centrale européenne. Il faut dire que l’amie de Macron, c’est la finance.

 

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