Article paru dans L’Humanité des Débats du 30/10/21
Dans Juste en passant, la philosophe nous invite dans un court et percutant essai à remettre en perspective la place de la pensée dans la vie actuelle de la cité. Elle réussit à entrelacer un éloge de la distance critique à un appel à la résistance active face aux dominations sociales et à l’appauvrissement des débats publics.
Entretien.
Juste en passant, le titre de votre ouvrage (1), en appelle à la discrétion mais il s’inscrit pourtant dans une collection qui en appelle à une « nouvelle espérance collective ». Comment concilier la modestie du titre et une telle ambition ?
Chantal Jaquet Le titre du livre est à double sens. Il signifie d’abord que le propos doit être lu en passant, sans lui accorder le prix d’une révélation messianique, parce qu’il me semble nécessaire de rompre avec les positions de surplomb, les leçons administrées d’en haut. Pas plus qu’une hirondelle ne fait le printemps, les plumitifs ou les oiseaux de Minerve que sont les philosophes ne sont porteurs à eux seuls d’un espoir collectif. Ils peuvent juste en passant jeter quelques graines de pensée, qui germeront si le public s’en empare et les transforme en bien commun. Le philosophe, par conséquent, doit être lucide et cultiver l’humilité. Mais juste en passant, cela signifie aussi que nous sommes tous des oiseaux de passage, comme l’a magnifiquement dit Shakespeare, et que se pose la question de la trace que nous laisserons. Pour ma part, à travers cette épreuve du passage et du voyage transclasse, c’est le juste qui m’anime, autrement dit, la recherche conjuguée de la justesse et de la justice. Juste, en passant, voilà ce que je désirerais être et faire partager. À cet égard, je ne crois pas que l’on puisse avoir de projet plus ambitieux. Le titre est donc à la fois modeste, parce qu’il faut connaître les limites de ses forces, et ambitieux, parce qu’il faut se dépasser soi-même en quête du juste à l’infini.
La philosophe que vous êtes forge un nouvel acronyme pour qualifier notre temps. Nous vivrions selon vous le règne du MOI : « Misère, Oppression, Injustice »… Quelles en sont les principales formes ?
Chantal Jaquet Le règne du MOI n’est pas propre à notre temps, car Misère, Oppression et Injustice hantent l’histoire tout entière, malgré les périodes rares de « jours heureux », dont la mémoire vive donne des forces pour résister. À l’origine du grand MOI se trouve le petit « moi » : l’individualisme possessif, qui s’exprime sous la forme de l’accumulation primitive des richesses, de la rente et de l’héritage, analysés par Marx, et de la concentration des pouvoirs économiques, politiques et médiatiques aux mains de quelques-uns. Ce petit « moi », de 1 % aujourd’hui, est une immense machine à opprimer, aussi bien les chômeurs, en marge du système, que les travailleurs pauvres qui, de l’intérieur, le font tourner. Il fabrique des exclus et des élus pour se perpétuer, grâce au quasi-monopole du quatrième pouvoir. À grand renfort de campagne de presse et de matraquage médiatique, il forge de toutes pièces des candidats aux élections et façonne en sous-main l’opinion, afin de conduire les dominés à voter pour le maintien de leur domination, en déroutant leur colère sur des boucs émissaires.
Vous imaginez en réponse à ce MOI « un système où la politique puisse être l’affaire de tous, en intégrant obligatoirement dans le temps de travail et le salaire de chacun la tâche de s’occuper des affaires de la cité ». Serait-ce un moyen de résoudre les problèmes de la représentation politique et de rompre avec l’individualisme libéral ?
Chantal Jaquet Outre la nécessaire redistribution des richesses et la garantie de conditions de vie et de revenus équitables, cette proposition vise à remédier à la confiscation de la parole et du pouvoir de décision inhérente à la représentation politique actuelle, qui porte mal son nom parce qu’elle ne représente pas le peuple dans sa diversité et le dépossède de la capacité à définir le bien commun et à développer une intelligence collective. La soi-disant démocratie représentative n’est aujourd’hui qu’une aristocratie déguisée, une forme d’entre-soi des élites et des notabilités. Il faut donc rendre le pouvoir aux citoyens et leur permettre de l’exercer correctement en aiguisant leurs esprits par la pratique de la délibération commune. Et c’est là une tâche à part entière qui nécessite du temps, à prélever sur les heures de travail salarié.
La soi-disant démocratie représentative n’est aujourd’hui qu’une aristocratie déguisée, une forme d’entre-soi des élites et des notabilités.
Votre récent ouvrage sur les transclasses faisait déjà la critique de l’idéologie du mérite solitaire et de cette introuvable méritocratie individuelle, qui, selon vous, « masque les héritages et justifie l’ordre établi ». Les transclasses seraient-ils le signe de la nécessité de l’affirmation d’un « nous » ?
Chantal Jaquet L’examen des trajectoires des transclasses révèle que nul ne peut franchir les barrières de classe tout seul. Le changement de classe n’est pas le fruit d’une volonté méritante, mais le produit d’un faisceau de causes concourantes : institutions économiques, politiques ou scolaires propices, soutien de la famille, place dans la fratrie, genre et orientation sexuelle, existence de modèles alternatifs, rencontres amicales et professionnelles, affects, etc. Tout individu, qu’il soit ou non transclasse, est le produit, dès la naissance, de ses rapports avec les autres, qui le façonnent et qu’il façonne en retour. Qu’on le veuille ou non, le « je » inclut toujours en même temps l’affirmation d’un « nous ». Il reste que les transclasses n’incarnent pas ce « nous » à eux seuls, car le problème n’est pas d’abolir les barrières de classe pour quelques-uns mais pour tous.
Spinoza est pour vous « un compagnon de vie ». En quoi sa philosophie vous a-t-elle autant interpellée ? Comment expliquez-vous le fait qu’il soit depuis quelques années le philosophe le plus commenté ?
Chantal Jaquet Spinoza critique l’illusion du libre arbitre, sans pour autant réduire les hommes à des jouets entre les mains du destin. Il donne une puissance d’agir sans pareille, parce qu’il réconcilie déterminisme et liberté. Trop souvent la mise en avant de l’existence de déterminismes naturels ou sociaux conduit à imaginer que les hommes ne sont pas libres et qu’ils sont soumis à la fatalité. Toute la philosophie de Spinoza prouve le contraire, parce qu’elle donne des instruments pour accroître sa puissance d’agir en régime déterministe. En effet, nul n’agit sans être déterminé par des causes. Il faut donc toujours connaître les causes qui sont à l’œuvre dans la production des effets. Mais il faut distinguer celles qui nous déterminent « de l’extérieur » et celles par lesquelles nous nous déterminons « de l’intérieur ». Nous pâtissons des causes extérieures, qui nous contraignent et amenuisent notre pouvoir d’agir, lorsqu’elles nous sont contraires. En revanche, nous sommes pleinement actifs et libres, lorsque la raison nous détermine de l’intérieur à agir et dicte la conduite à suivre avec fermeté et générosité. Sans doute cette puissance joyeuse de penser et d’agir en liberté avec les autres, qui est au cœur de la philosophie de Spinoza, n’est-elle pas étrangère à son succès.
Votre réflexion de philosophe sur le monde tel qu’il va, ou ne va pas, prend également appui sur Pascal. Qu’est-ce ce que le virus, ce « petit rien », a révélé du grand tout du monde ?
Chantal Jaquet Petites causes, grands effets. Ce virus infime est le miroir grossissant des inégalités de classe, de genre, de « race », d’âge, des disparités géopolitiques et des injustices que les États s’efforcent de cacher ou de minimiser. Il a donné corps au rêve du biopouvoir, au repli frileux des nations et à une société de contrôle liberticide.
Face au virus, vous évoquez aussi le conatus de Spinoza, cette action de persévérer dans notre être. Ne peut-on se sauver qu’avec les autres ?
Chantal Jaquet Spinoza le disait déjà : le salut ne peut pas consister dans la jouissance solitaire d’un bien dont les autres seraient exclus. Un bien exclusif et monopolistique n’a de bien que le nom, car il est source de maux issus de l’envie et de son cortège de conflits. Persévérer dans son être ne signifie donc pas sauver sa peau à tout prix, mais s’efforcer d’affirmer une puissance d’agir, et cela n’est possible qu’avec le concours des autres qui vous prêtent main-forte.
Vous mettez en cause les actuels « néosophistes, ces communicants et prétendus experts qui bavardent à tort et à travers ». On pourrait y ajouter certains polémistes qui s’imaginent candidats… Faut-il leur opposer les normes d’un débat démocratique ?
Chantal Jaquet Pour dialoguer, comme l’indique l’étymologie du verbe, il faut que deux raisons discutent ensemble, afin de trouver la vérité. Si la discussion n’est qu’une joute des ego, un moyen d’écraser l’adversaire par une rhétorique habile ou de le faire taire sous l’effet de la haine, alors elle est vaine. Le débat démocratique suppose la bienveillance, autrement dit, il requiert à la fois que l’on veuille du bien à l’autre et que l’on veille bien à ce qu’il dit, afin de ne pas s’en laisser conter. Il est impossible de dialoguer avec celui qui, par haine, ruse et malveillance, ne cherche qu’à nuire et instiller des contrevérités. Il faut donc savoir discerner dans l’histoire les cas où il faut prendre la plume des cas où il faut prendre les armes.
Le siècle dernier, la philosophie française s’est beaucoup mêlée de politique avec notamment Sartre, Althusser, Foucault, Deleuze et Derrida. Comment considérez-vous la philosophie contemporaine, dont vous notez la « plasticité et une curiosité intellectuelle très vivace », dans ses rapports à la politique ?
Chantal Jaquet La philosophie française contemporaine est assez critique à l’égard de la posture du penseur délivrant un message politique du haut de sa chaire et de son autorité personnelle. Bien que la figure de l’intellectuel engagé n’ait pas disparu, elle cède davantage la place à des collectifs de pensée, sans doute plus efficaces et mieux adaptés aux combats politiques actuels. La prolifération des médias et des réseaux sociaux où les propos, sitôt diffusés, sont souvent diffractés de façon déformée et noyés sous une avalanche brutale de commentaires irréfléchis et malveillants n’incite pas à une prise de position politique directe, qui risque fort d’être inefficiente et contre-productive. Les philosophes sont souvent assimilés à une élite arrogante et inutile, et ils ne jouissent pas d’une aura suffisante pour être entendus. Il faut donc opérer par détour et trouver des relais collectifs.
De quelles manières la philosophe que vous êtes s’engage-t-elle dans des collectifs et l’action publique ? On peut rappeler que vous avez récemment signé une tribune réunissant des intellectuels en soutien aux manifestants malmenés, mais aussi une autre sur la place des femmes dans l’université française.
Chantal Jaquet Bien que, par acquit de conscience et esprit de solidarité, je participe fréquemment à la signature de tribunes et à la rédaction de pétitions, je reste néanmoins réservée quant à leur efficacité et je préfère la constitution de collectifs intersyndicaux sur le lieu de travail ou des engagements politiques plus directs dans les mouvements sociaux, sous forme de grèves, de manifestations et d’actions ciblées. Mais l’action publique principale que je revendique à long terme, c’est mon travail de recherche et d’enseignement de la philosophie, qui vise à former des citoyens éclairés par l’exercice du jugement libre et par l’amour de la vérité. Car enseigner, au sens premier, c’est faire signe, c’est faire appel à l’autre, à son intelligence, et esquisser les contours d’une liberté à venir que les générations futures auront pour tâche de construire.