La rencontre au stand des Amis de l’Humanité lors de la fête de l’Humanité 2021 réunissait
Jean-Baptiste Rivoire, ancien rédacteur en chef adjoint de l’émission Spécial Investigation, sur Canal Plus,
Jean-Pierre Canet, ancien rédacteur en chef à Envoyé spécial, co-fondateur de Cash investigation,
Caroline Constant, cheffe du service médias à l’Humanité,
et Emmanuel Vire, secrétaire général du Syndicat National des Journalistes-CGT.
Il y a cent quarante ans, le 18 juillet 1881, était votée la loi sur la liberté de la presse. Les ordonnances de la presse du Conseil national de la Résistance (CNR), en 1944, précisaient ensuite que la presse devait être indépendante de l’État et des puissances de l’argent. Depuis, des reculs majeurs ont affaibli ces principes de la loi et des ordonnances. La presse est aujourd’hui accaparée par une poignée de groupes industriels et financiers privés. Le nombre de journaux diminue en raison de la hausse des coûts de fabrication et de l’appétit des actionnaires. Les récentes lois sur la sécurité globale ou encore celle en 2018 sur le secret des affaires ont encore porté atteinte à la presse et à sa liberté, et à son rôle de vecteur de la démocratie.
Jean-Baptiste Rivoire, vous avez dénoncé la censure de Vincent Bolloré sur les enquêtes de la chaîne et, surtout, l’inaction du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Que s’est-il passé ?
Jean-Baptiste Rivoire
Canal Plus a été longtemps une chaîne privée qui gardait un peu d’indépendance éditoriale. Elle n’était pas financée totalement par les annonceurs, mais majoritairement par ses abonnés. Pendant des années, à Canal Plus, on nous disait : « Vous pouvez enquêter parce que, au fond, on rend compte à ceux qui s’abonnent à cette chaîne. » Et puis, cela a changé. La logique de la puissance de l’actionnaire, qui contrôle éditorialement un média, est venue frapper Canal Plus.
Pour mémoire, Bernard Arnault avait déjà mis la main sur le Parisien et sur les Échos. Arnaud Lagardère sur Paris-Match et le JDD. Patrick Drahi sur Libération et l’Obs. Xavier Niel sur le Monde, etc. À la télévision, il restait un peu Canal Plus, mais cela s’est terminé en 2015. Quand Vincent Bolloré prend le pouvoir, il décapite les Guignols de l’info, il censure Spécial Investigation et il va dégager le patron du Zapping. La chaîne d’information du groupe devient une antenne d’extrême droite.
Un actionnaire ne peut pas censurer de l’information pour défendre ses intérêts. Jean-Baptiste Rivoire
Effectivement, ce n’est pas évident de résister à ce type de puissant actionnaire. Vous pouvez toujours dire que vous n’êtes pas d’accord. En fait, l’actionnaire, il s’en fiche un peu, et vous terminez dans un placard, dans le meilleur des cas, ou censuré, et vous perdez votre boulot, comme Jean-Pierre Canet. C’est cela, la réalité aujourd’hui.
Quand on parle de médias indépendants, au bout d’un moment, il faut un peu qu’on ouvre les yeux : il n’y a pas de médias indépendants. Ou il y a très peu de médias indépendants. Il y a bien l’Humanité. Il y en a d’autres, mais il n’y en a pas beaucoup. Quant au service public audiovisuel, il faut savoir que la dépendance de France Télévisions et de Radio France à l’égard du pouvoir exécutif, et actuellement de la Macronie, est considérable. Nous sommes face à une situation étouffante pour l’indépendance de l’information en France.
Jean-Pierre Canet, vous avez publié Vincent tout-puissant (JC-Lattès, 2018) avec Nicolas Vescovacci, un livre d’enquêtes consacré à l’empire Bolloré et aux dangers qu’il fait peser sur la liberté de la presse. Comment cela s’est-il mis en place ?
Jean Pierre Canet
Jean-Baptiste Rivoire et moi-même avons subi les foudres de Bolloré pour les mêmes raisons. J’étais rédacteur en chef chez KM Presse en 2015, au moment où Vincent Bolloré a vraiment pris le pouvoir à Canal Plus. Il l’avait déjà pris de façon actionnariale auparavant, mais à ce moment-là, il a vraiment pris les rênes. Nous produisions, avec Nicolas Vescovacci, une enquête sur le Crédit mutuel, que nous avions proposée à Jean-Baptiste Rivoire et à son équipe. Nous étions contents parce qu’il s’agissait d’une enquête à propos de l’évasion fiscale qui devait se faire assez vite, non pas à travers des individus qui portent des valises, mais vraiment de la grosse évasion fiscale.
Dans une pareille situation, il est de bon ton dans notre milieu de se taire. Jean Pierre Canet
C’était une belle enquête, basée sur des documents. Elle a donc été censurée par Vincent Bolloré pour une raison très simple : le Crédit mutuel était un partenaire de Canal Plus. À partir de là, Spécial Investigation a fait long feu. L’investigation sur Canal Plus s’est achevée quelque mois plus tard. Dans une pareille situation, il est de bon ton dans notre milieu de se taire. Nous avons choisi de faire le contraire pour des raisons évidentes d’intérêt public. Nous avons non seulement communiqué sur cette censure. Cela a déclenché une bataille énorme entre, d’abord, les collaborateurs de Canal Plus et les journalistes avec Vincent Bolloré, puis ensuite avec le collectif dont nous faisons partie tous les deux, qui s’appelle « Informer n’est pas un délit ».
Nous avons porté le fer. Nous avons eu rendez-vous au CSA et avons tenté d’expliquer qu’il n’était pas normal qu’une personne, qu’un industriel qui rachète un média puisse faire la pluie et le beau temps, et décide d’un changement majeur de ligne éditoriale sans contrôle. Cette bataille, si nous l’avons gagnée médiatiquement, nous l’avons perdue pour l’instant sur le fond, parce qu’il n’y a pas d’outils. Il n’y a pas de texte législatif à la hauteur.
La loi Bloche, née quelque mois plus tard, a proposé quelques améliorations de l’arsenal juridique existant pour que l’indépendance des rédactions soit garantie, mais pour l’instant, le compte n’y est pas du tout. On a fini par écrire un livre chez Jean-Claude Lattès, qui est d’ailleurs aujourd’hui dans l’escarcelle de… Vincent Bolloré !
À la sortie de ce livre, il l’a attaqué, ce qui est son droit, et il a attaqué 300 pages sur 400. Ce n’est plus une attaque en diffamation, c’est une guérilla pour nous fatiguer financièrement et moralement, et dissuader toute forme d’enquête contre Vincent Bolloré. Nous sommes une trentaine de journalistes à être passés devant les tribunaux pour avoir fait des enquêtes sur Bolloré, sur ses activités en Afrique, etc.
Jean-Baptiste Rivoire, interrogé sur la mise en examen de Vincent Bolloré, vous avez évoqué la « formidable bienveillance dont il jouit en France ». Que vouliez-vous dire ?
Jean Baptiste Rivoire
Je voulais parler de ces grands industriels qui ont pris le contrôle de 90 à 95 % de la presse privée en France, alors que ce n’est pas leur métier. Ils le font parce que, quand vous détenez un grand média, vous pouvez rencontrer un ministre, voire un président de la République en quelques jours. Quand vous n’avez pas de poids médiatique, vous galérez pour avoir des contacts avec les politiques.
Quand vous tenez le Monde, TF1 vous imaginez la puissance que cela procure, donc, ces messieurs pèsent sur les politiques, influencent ceux qui vont avoir le droit de se présenter à la présidentielle, etc. Face à ces problèmes, à partir de 2015, avec notre collectif « Informer n’est pas un délit », nous avons tenté de saisir le CSA, parce qu’un actionnaire ne peut pas censurer de l’information pour défendre ses intérêts. Il se trouve qu’en France, c’est interdit.
Enfin, c’est interdit théoriquement : il y a une loi qui dit que c’est interdit. En réalité, ils le font et il ne se passe rien. J’ai passé trois ans à saisir le CSA par lettres recommandées. Dans ce contexte, il faut demander à nos politiques ce qu’ils font par rapport à cela. Et ce qui est absolument affligeant, c’est que, au fond, alors que la gauche a toujours eu un discours contre la concentration dans les médias et a fait mine de se préoccuper de ce problème gravissime de démocratie, en réalité, ils ont tous à un moment donné pactisé avec ces grands industriels qui contrôlent la presse. Si l’information, qui est malade en France, n’est pas réformée de manière urgente, cela va être très compliqué.
Comment, à l’Humanité, voyez-vous ce que font les autres médias, par rapport à ce que vous, vous faites ?
Caroline Constant
On peut constater l’atroce violence qui réside dans ces médias. Partout où Bolloré intervient, on retrouve à chaque fois le même schéma. Bolloré attaque systématiquement quand on parle de lui. On fait toujours extrêmement attention. La question fondamentale pour moi, puisqu’on est sur un débat sur la liberté de la presse, c’est à quoi ça sert, un journaliste ? À quoi sert un journaliste pour ces gens-là ? Ce qui les intéresse, c’est de détenir les clés des médias.
Nous sommes peut-être l’une des professions, avec les gens du spectacle, les plus marquées par la précarité. Caroline Constant
Nous sommes peut-être l’une des professions, avec les gens du spectacle, les plus marquées par la précarité. Ce n’est pas un hasard non plus. Les journalistes sont comme tout le monde : ils ont un loyer à payer. En fait, quand vous les tenez par ces questions économiques et par la terreur, vous avez toutes les chances d’avoir une presse aux ordres. Je vois quand même des petits signes dans la profession plutôt encourageants.
Depuis vingt-six ans à l’Humanité, j’ai toujours vu cette profession se taire, et je constate quand même qu’avec les différentes atteintes sur nos métiers, sur les rédactions en règle générale, les syndicats ne sont plus davantage entendus. Les journalistes à l’intérieur des rédactions commencent à protester. C’est un début, on ne peut pas dire non plus que c’est la révolution. Quand vous ratatinez les gens à ce point-là, quand vous mettez au pas une profession, c’est extrêmement dur de relever la tête.
Tout cela n’est pas spécifique aux journalistes. Je vais vous dire aussi un mot sur l’Humanité. De fait, nous sommes un journal indépendant. L’indépendance à un prix : on n’est pas financés par le grand patronat. Nous sommes financés par vous, les lecteurs. Dans ces conditions, on n’a pas forcément les moyens qu’on aimerait avoir pour aller en reportage, etc.
La rédaction a souvent beaucoup de mal à boucler nos fins de mois avec les souscriptions qu’on lance régulièrement. Cela dit, c’est une sacrée liberté que de travailler à l’Humanité. Il n’y a pas de gens qui ont un avis moins important que les autres. On a une liberté de propositions et d’écriture discutée dans le collectif. La puissance de ce collectif est très importante. L’indépendance d’une rédaction, c’est aussi cela. Après, le prix fort, on le paye, c’est-à-dire que, régulièrement, on est étouffés économiquement.
Emmanuel Vire, vous êtes responsable syndical, avez-vous l’impression que la profession se tait ?
Emmanuel Vire
Moi-même je suis journaliste au magazine GO, que le même Bolloré a racheté, le 1 er juin, aux Allemands. Nous, journalistes, on est coincés en ce moment. Au dernier congrès du Syndicat national des journalistes CGT, le mode d’ordre était : « Face à un journalisme sous contrainte, un syndicalisme de combat ! » On est coincés dans une situation lamentable de la profession. Il y a de moins en moins de journalistes en France : 34 000 cartes de presse, alors qu’il y en avait 39 000 il y a dix ans. C’est une des rares professions dans laquelle les CDI gagnent autant en 2020 qu’en 2000.
Les précaires sont maintenant 30 %. Les pigistes gagnent en moyenne 1 000 euros par mois. C’est une profession socialement sinistrée. Et c’est évidemment voulu par les éditeurs. Et face à cela, on a une défiance considérable de la population. Je voudrais quand même souligner qu’il y a quelques médias indépendants. Vous trois, vous êtes l’honneur de la profession. Malheureusement, ce n’est pas ce qui est lu par 80 % des citoyens de ce pays, qui sont abreuvés de chaînes d’information en continu.
Le révélateur au sein de la profession a été la lutte contre la loi de sécurité globale. Emmanuel Vire
Depuis deux ans, on assiste quand même à une effervescence. Je dirais que le révélateur au sein de la profession a été la lutte contre la loi de sécurité globale, à laquelle la CGT a pris une grande part. C’est une lutte qui sera peut-être fondatrice pour montrer aux journalistes que c’est maintenant ou jamais le moment de réagir. Sinon, on va tous crever et on va devenir des producteurs de contenu. Ce que l’on est déjà beaucoup, en fait. Mais, il y a moyen de faire autrement.
Notre convention collective est faite de telle façon que notre seul honneur face à des milliardaires, c’est de partir. Et c’est organisé dans la convention collective, qu’on puisse partir. Nous avons la clause de conscience quand il y a un changement de ligne éditoriale. On voit comment, par exemple, à Europe 1, cela se traduit de façon dramatique.
Un ancien article de mon blog encore plus d’actualité « Les nouveaux chiens de garde »
Les grands débats de la Fête de l’Humanité
- La fin des faims : comment tous manger bon, sain et digne ? avec Dominique Paturel, Bernard Friot et Jean-Claude Balbot
- Dire l’histoire, dire des histoires avec Valérie Theis, Nicolas Offenstadt, Bruno Solo et Benjamin Brillaud
- Peut-on combattre l’extrême droite sur les plateaux télévisés et les radios avec Joséphine Delpeyrat, Julia Cagé et Fabien Gay
- L’ESS : premier rôle ou figurante des élections de 2022 ? avec Olivia Grégoire, André Chassaigne et Jérôme Saddier
- Comment faire de la politique à l’heure de l’ultradéfiance ? avec Éliane Assassi, Claire Lejeune, Bénédicte Peyrol et Ulysse Rabaté
- Le télétravail, une révolution ? avec Sophie Binet, Kristell Lucas et Danièle Linhart
- La gauche à la croisée des chemins avec Stéphanie Roza, Edwy Plenel, Aurélie Trouvé et Jean-Numa Ducange
- Féminisme : quand l’intime est politique avec Ovidie, Lauren Bastide et Axelle Jah Njiké
- Levée des brevets : comment lutter contre les lobbies pharmaceutiques ? avec Manon Aubry, Laurence Cohen et Jérôme Martin
- La loi de programmation sonne-t-elle le glas de la recherche française ? avec Pierre Ouzoulias et Gilles Martinet
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