« Social-libéralisme », cela a t-il un sens ?

 le 31 Janvier 2014 l’Humanité des débats.

« Social-libéralisme », cela a-t-il un sens ? table ronde

Gilles Finchelstein, directeur de la Fondation Jean-Jaurès. Jacques Fournier, conseil scientifique de la Fondation Res Publica et auteur (1). Pierre Khalfa, coprésident de la Fondation Copernic. Alain Obadia, président de la Fondation Gabriel-Péri. Thierry Pech, directeur général de la Fondation Terra Nova.
Rappel des faits : Lors de sa conférence de presse du 14 janvier 2014, François Hollande s’est affirmé « social-démocrate », pour la première fois en tant que chef de l’État, tout en rejetant le libéralisme. Beaucoup ont vu un tournant « social-libéral » dans les annonces faites…
Les propos tenus et les décisions présentées par le président de la République sont largement connotés. Les principales réponses économiques inspirées du Medef (exonérations des cotisations patronales, augmentation de la TVA, réduction compétitive du coût du travail, etc.) sont utilisées depuis au moins trois décennies sans que la situation du pays ne s’améliore, pire elle s’aggrave. Dans ces conditions, les axes forts du cap politique (économie de l’offre et réduction des dépenses publiques) s’identifient à une orientation libérale. Le terme de social-libéralisme est de plus en plus employé pour qualifier certains partis pris idéologiques. Est-ce un nouveau courant d’idées ou une adaptation, voire une intégration de la social-démocratie au libéralisme?

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 Lors de sa conférence de presse, le président de la République a réaffirmé un positionnement «social-démocrate» en réfutant toute conversion au libéralisme. Qu’en pensez-vous?
Gilles Finchelstein. Il s’agit, je crois, d’un moment charnière non seulement pour le quinquennat mais pour la gauche. Pour le quinquennat? Bien des éléments étaient certes déjà présents avant (la nécessité de réduire les déficits publics avait été affirmée par François Hollande dès avant les primaires, le pacte de compétitivité avait été adopté dès l’année dernière). Mais c’est la première fois que la priorité («redonner de la force à notre économie») est dégagée avec une telle netteté, un tel calendrier et un tel engagement personnel du président de la République. Il y a davantage encore: c’est un moment charnière pour la gauche. Si le choix de l’économie sociale de marché est maintenant ancien (il a plus de trente ans), c’est en effet la première fois qu’un président de la République se revendique comme «social-démocrate». L’étiquette correspond-elle au contenu? Oui! Pour se concentrer sur l’essentiel, la social-démocratie, ce sont deux caractéristiques majeures. D’un côté, une méthode, la négociation et le compromis social – telle est bien la voie choisie depuis mai 2012 (le reste est affaire de rapports de forces dans la négociation). D’un autre côté, une ambition, l’égalité – tel reste bien, là aussi, le but poursuivi.
Jacques Fournier. Sur le contenu, l’orientation présentée par François Hollande n’est pas nouvelle. Les mesures annoncées étaient déjà dans les tuyaux. La baisse des cotisations patronales, préconisée par le rapport Gallois, a été largement préfigurée par le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (Cice). Quant à la réduction des dépenses publiques, elle avait été évoquée dès la première conférence de presse, en novembre 2012. C’est l’expression qui est nouvelle. Le président s’affirme clairement social-démocrate, ce que l’on savait depuis longtemps mais qu’il n’avait pas encore pris à son compte. Le salut à la vertu de l’entreprise n’avait jamais revêtu une pareille intensité. L’affichage d’une politique de l’offre est une première dans le vocabulaire d’un responsable socialiste. Je pense que le président est sincère dans son refus de l’étiquette libérale. L’idée du «pacte de responsabilité» s’inscrit dans une perspective sociale-démocrate. Mais la politique de réduction des dépenses publiques pourra-t-elle être menée au rythme prévu sans remise en cause, en profondeur, de tel ou tel aspect essentiel de notre modèle social? Si cela devait être le cas nous verserions bien dans le libéralisme.
Pierre Khalfa. Les annonces faites à cette occasion s’inscrivent, en les aggravant considérablement, dans les orientations mises en œuvre depuis un an. Mais cette conférence de presse constitue néanmoins un tournant dans la justification de cette politique. D’un point de vue économique, il s’agit d’une politique de l’offre, expression pudique pour désigner une politique favorisant le capital contre le travail. Elle était justifiée auparavant au nom du «socialisme de l’offre», oxymore qui avait pourtant l’intérêt politique de faire référence au socialisme, ce qui pouvait laisser supposer une certaine justice sociale. Or François Hollande a fait le choix de ne faire référence en aucune manière à cette expression et s’est rallié sans vergogne aux poncifs de la pensée libérale. Ainsi, en affirmant que «l’offre crée même sa propre demande», il reprend une formule de Jean-Baptiste Say, économiste libéral de la fin du XVIIIesiècle. Plus de deux siècles de la pensée économique sont ainsi niés, et en particulier les enseignements tirés de la crise des années 1930.
Alain Obadia. Je pense que le président de la République a essayé de brouiller les pistes en employant un concept qu’il sait être flou pour éviter de qualifier la réalité des mesures qu’il vient de décider. En soulignant qu’il a toujours été social-démocrate, il veut banaliser les choix opérés. Comme si ces derniers étaient de peu de conséquences pour les salariés et la population. Pourtant, la politique qu’il poursuit s’inscrit, de facto, dans la doxa libérale: baisse du «coût» du travail grâce à la suppression des cotisations payées par les entreprises pour la branche famille, réduction massive des dépenses publiques pour financer ces cadeaux renouvelés au capital. Bref, dans la suite du crédit d’impôt compétitivité, un nouveau transfert de richesse du travail vers le capital est pleinement assumé. Il n’est pas étonnant que le Medef applaudisse des deux mains! Et cela d’autant plus que les contreparties annoncées par le chef de l’État laissent une grande marge de manœuvre aux organisations patronales pour s’en sortir a minima.
Thierry Pech. La social-démocratie est mise à toutes les sauces depuis quelques jours. Pour la plupart des journalistes et des observateurs, c’est une manière de désigner une position relative sur le nuancier politique: un vague synonyme de centre gauche, si l’on préfère. En ce sens très appauvri, le président de la République est bien social-démocrate. Mais on peut avoir une définition un peu plus exigeante de la social-démocratie. Par exemple, par référence aux pays scandinaves ou encore à l’Allemagne d’avant le chancelier Schröder. François Hollande est-il social-démocrate en ce sens? En partie, oui: notamment sur la méthode. La volonté de passer par le dialogue entre les partenaires sociaux ou entre l’État et les partenaires sociaux est patente chez lui. Et elle ne date pas de sa récente conférence de presse. Le hollandisme est habité par la quête du compromis, ce qui ne va pas toujours de soi dans un pays où la culture politique dominante est encore une culture du conflit.
Pourtant les axes forts du cap politique choisi, dont la droite elle-même ne conteste pas le bien-fondé, n’attestent-ils pas d’une seule et même orientation mise en œuvre dans tous les pays européens sans résultats positifs pour l’emploi et la croissance?
Pierre Khalfa. Pour moi, il s’agit même d’une aggravation de la politique d’austérité. Alors que la déflation frappe à la porte de la zone euro, une telle orientation menée dans toute l’Europe est socialement désastreuse et économiquement absurde. Non seulement elle ne peut aboutir au mieux qu’à la stagnation économique, mais elle se révèle même inefficace pour tenir ses propres objectifs. Le poids de la dette publique dans le PIB continue d’augmenter car les taux d’intérêt réels auxquels la France emprunte sur les marchés, même s’ils sont faibles, sont supérieurs au taux de croissance de l’économie. Le déficit public est plus important que prévu car les coupes dans les dépenses publiques n’ont pas suffi à compenser les moindres rentrées fiscales dues à une croissance en berne, qui résulte elle-même de la politique d’austérité actuellement menée… et donc de la baisse des dépenses publiques.
Jacques Fournier. Nous touchons là à la difficulté essentielle. François Hollande a accepté, moyennant quelques assouplissements, de se plier aux contraintes du traité de rigueur budgétaire qu’il avait promis de renégocier. Ces contraintes sont néfastes. Elles conduisent à un véritable démantèlement des garanties sociales dans les pays du sud de l’Europe. La France sera-t-elle capable, dans ce contexte, de mener une politique plus autonome et moins destructrice? C’est tout l’enjeu de la période qui vient. La recherche d’un meilleur emploi des dépenses publiques est légitime et elle peut conduire à leur réduction. Mais le rythme imposé pour cette opération, le refus d’envisager le moindre effort fiscal et l’insuffisante prise en compte du rôle que peut jouer la production des services publics dans le développement économique me font douter de son efficacité.
Gilles Finchelstein. Mais c’est une erreur de penser qu’il n’y a qu’«une seule et même politique» dans tous les pays européens! Comme c’est une erreur aussi de croire qu’ils obtiennent tous les mêmes résultats! Comme c’est une erreur enfin de négliger ce qui se joue dans l’économie mondiale en dehors de l’Europe! Vouloir inverser la spirale de la dette, ce serait «libéral»? Mais qui, à gauche, peut se satisfaire de voir toutes les marges de manœuvre publiques absorbées, et de plus en plus absorbées, par la progression du service de la dette? Alors, oui, il faut réduire les déficits – même si on peut évidemment débattre du rythme. Et si on veut réduire les déficits, on ne peut exclusivement augmenter les impôts – la gauche n’y a pas manqué depuis 2012… On doit aussi réduire les dépenses – et sans doute même repenser l’intervention publique. Et puis, est-ce «libéral» que de lutter pour une meilleure régulation de la finance (avec, qui plus est, des résultats: lutte contre l’évasion fiscale au niveau mondial, taxe sur les transactions financières au niveau européen, participation des banques à la résolution des crises au niveau national)? Est-ce «libéral» que de développer l’intervention publique (encadrement des loyers, création d’emplois pour les jeunes non diplômés, nouvelles filières industrielles, banque publique d’investissement…)? Et enfin est-ce «libéral» que de vouloir redonner de la force à notre économie et à nos entreprises? La droite serait bien mal placée pour donner des leçons sur ce sujet compte tenu de la dégradation de ces dix dernières années, mais la gauche serait bien mal avisée de ne pas se mobiliser derrière ce combat sans lequel tout progrès social est vain.
Alain Obadia. Il est clair que l’orientation développée par François Hollande est parfaitement en ligne avec les politiques libérales impulsées par la Commission de Bruxelles et le Conseil européen. La ratification en l’état du traité budgétaire, intervenue au début du quinquennat, réduit encore la capacité de décision du pays. Les dogmes de l’austérité et de la compétitivité réduite à la baisse du «coût du travail» étouffent l’activité et détruisent l’emploi. Le chômage reste à ses plus hauts niveaux. Le fameux désendettement fonctionne à l’envers. Selon le projet de loi de finances, la dette publique de la France atteindra 95,1% du PIB fin 2014, après 93,4% fin 2013. Rappelons qu’en 2012 elle se montait à 90,2%. Seuls le CAC 40 et les grands groupes financiers se frottent les mains car leurs profits sont insolents. Il est décidément urgent de changer de cap.
Thierry Pech. Les social-démocraties du nord de l’Europe sont aussi passées par des épisodes de réduction des dépenses publiques, parfois même de manière très ambitieuse. Ce fut le cas de la Suède, notamment dans les années 1990. Par ailleurs, le «coût du travail» n’explique pas tout, mais c’est tout de même l’une des dimensions de la compétitivité d’une économie. Dans de nombreux pays à forte tradition social-démocrate, le financement des prestations famille et santé repose sur une base fiscale très large. Dans le cas français, au contraire, notre modèle social les fait reposer essentiellement sur les revenus du travail. Cela tend à alourdir considérablement le «coût du travail» de manière discutable. Ces prestations étant de nature universelle, il n’y a en effet aucune raison que leur financement repose en priorité sur ces revenus, et très peu, voire pas du tout sur les autres revenus, par exemple ceux du capital… C’est pourquoi le fait d’adosser demain le financement des prestations famille à une autre source de financement n’a rien d’une indéfendable concession au libéralisme!
Le terme de social-libéralisme est de plus en plus employé pour qualifier certaines prises de position politiques et orientations idéologiques. Selon vous,à quoi correspond-il?
Alain Obadia. La vogue idéologique du social-libéralisme date de la fin des années 1990. En cette période, il était considéré comme une démarche politique nouvelle susceptible de dépasser un clivage droite-gauche présenté comme obsolète. Tony Blair et Gerhard Schroeder en furent les figures de proue. Au plan théorique, c’est le sociologue Anthony Giddens qui a conceptualisé la démarche. Celle-ci est fondée sur la conviction que le mode de fonctionnement du capitalisme libéral et globalisé ne peut être remis en cause. Il serait donc indispensable désormais que les partis se réclamant de la social-démocratie acceptent la règle du jeu mais, plus encore, en favorisent la mise en œuvre tout en essayant d’y adjoindre un accompagnement social. La rupture avec la social-démocratie traditionnelle porte principalement sur le rôle de l’État et des systèmes collectifs de protection sociale. Selon Giddens, il faut mettre fin aux «politiques d’assistance» qui décourageraient les chômeurs de retrouver du travail ou les pauvres de faire des efforts pour s’en sortir. Il faut renoncer à l’interventionnisme de l’État qui découragerait l’initiative. Il faut que les dispositifs sociaux fassent une place essentielle au mérite individuel. Bref, il faut développer le libre marché avec un accompagnement social présumé, en réduire la brutalité. Conception hyperréductrice des minima sociaux pour éviter les «trappes à inactivité», flexibilisation des règles d’emploi avec comme contrepartie «l’employabilité» supposée permettre aux futurs chômeurs de mieux se débrouiller sur le marché du travail (système qui a été conceptualisé sous le vocable de flexisécurité), nous connaissons ces politiques et leurs résultats même si en France elles ont été ralenties par une plus grande résistance des organisations syndicales. En Allemagne, elles ont en revanche provoqué des conséquences massives. Les quatre lois Hartz (2003-2005) du gouvernement de Gerhard Schroeder ont structuré dans le pays une société profondément dualisée, avec une partie importante du salariat et de la population soumise à une précarité sévère.
Thierry Pech. Ce terme correspond effectivement aux politiques conduites par Tony Blair en Grande-Bretagne et Gerhard Schrœder en Allemagne. Mais ce qui distingue fortement ces politiques de celle qui se met en place en France aujourd’hui, c’est notamment la place qu’y occupait le workfare, c’est-à-dire la volonté affichée par ces gouvernements de pousser les chômeurs à la reprise d’emploi quitte à les culpabiliser et à les appauvrir. C’était une tentation forte chez Nicolas Sarkozy. Rien de tel chez François Hollande. Ensuite, ces gouvernements sociaux-libéraux étaient partisans d’une forte flexibilisation du marché du travail. Sur ce terrain non plus, François Hollande ne semble pas désireux d’aller au-delà de l’accord national interprofessionnel de janvier 2013. En somme, il me semble excessif de qualifier la politique de François Hollande de social-libérale. Pour ne rien dire de la politique conduite par un Tony Blair sur les questions de société, et notamment de la mise en place d’une politique répressive particulièrement sévère en matière de délinquance.
Pierre Khalfa. François Hollande s’est réclamé de la social-démocratie. Selon moi, il s’agit d’un abus de langage. Historiquement, la social-démocratie accepte certes le cadre du capitalisme mais tente de limiter sa logique de développement qui vise à tout marchandiser et à faire de la concurrence la règle ultime de la vie économique et sociale. C’est le développement des services publics, de la protection sociale, des droits des salarié-e-s. La social-démocratie était donc antilibérale. Les années 1980 voient un changement radical d’orientation avec une conversion au social-libéralisme. Ce dernier ne vise pas à bâtir un compromis entre le travail et le capital. Il s’agit au contraire pour lui d’accompagner, voire d’anticiper, les transformations du capitalisme globalisé. Rappelons pour mémoire que c’est un gouvernement socialiste, avec Pierre Bérégovoy, qui a totalement déréglementé la finance en France. On pourrait multiplier les exemples. Les sociaux-libéraux partagent avec les néolibéraux un certain nombre d’idées fondamentales comme, par exemple, la croyance en l’efficience des marchés financiers dont il suffirait d’empêcher certaines dérives, ou la nécessaire baisse du coût du travail et des dépenses publiques… En période «normale», ils essayent de pratiquer un aménagement social du néolibéralisme et cherchent à en atténuer un peu les conséquences sans le remettre en cause. En période de crise, ils appliquent sans hésiter des politiques d’austérité drastiques, comme dans le cas de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal et comme le fait aujourd’hui François Hollande. Le social-libéralisme s’est mué en néolibéralisme.
Gilles Finchelstein. Ma première tentation, ce serait de répondre que cela ne correspond à rien d’autre qu’à un mythe! «Social-libéral», c’est un mot qui vise à disqualifier. Pour la droite, c’est le socialisme qu’elle dit aimer – à cela près qu’elle n’aime les socialistes qu’étrangers ou morts… Pour une partie de la gauche, c’est le socialisme qu’elle n’aime pas – à cela près que c’est souvent pour elle une autre définition du socialiste qui gouverne et affronte la réalité du pouvoir… Si l’on va au-delà, je crois que Tony Blair a bien incarné cette forme particulière de socialisme qui se distinguait par une foi dans l’extension sans limites de la concurrence et dans la célébration sans mesure de la finance. Selon moi, nous en sommes loin aujourd’hui.
Jacques Fournier. Pour employer un mot à la mode je dirai que le terme de libéralisme social est un oxymore. Je vois bien ce qu’est la social-démocratie, expression consacrée pour désigner une orientation politique respectable dans laquelle le courant socialiste accepte de composer avec les lois du capitalisme en négociant un ensemble de retombées positives pour le monde du travail. Je ne vois pas, en revanche, ce en quoi un social-libéralisme pourrait différer substantiellement d’un libéralisme pur et simple. Le libéralisme ne devient pas social lorsqu’il est manié par la gauche. Et il restera toujours le contraire du socialisme.
 (1) Dernier ouvrage paru: l’Économie des besoins. une nouvelle approche du service public, éditions Odile Jacob, 2013.


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