La haute juridiction a torpillé le projet de réforme des retraites, l’estimant lacunaire et insincère.
Entretien avec un membre honoraire de cette instance : Anicet Le Pors
L’avis rendu par le Conseil d’État sur la réforme des retraites est très négatif. Est-ce surprenant ?
Anicet Le Pors Le Conseil d’État est une institution pour laquelle j’ai la plus grande estime, qui a joué au cours de l’histoire de France un rôle essentiel dans la fabrication des concepts qui constituent notre identité politique républicaine. Il a, cela dit, vis-à-vis des autorités en général, une attitude de critique bienveillante qui se traduit par une grande prudence dans la formulation de ses avis. C’est sur cet arrière-plan qu’il faut juger celui qu’il vient de rendre sur la réforme des retraites, qui est très sévère. Je n’ai pas connu en trente années d’avis aussi ferme. Il s’agit, me semble-t-il, d’une manière de s’opposer à ce que j’appellerais une maltraitance de l’État de droit par le président de la République et le gouvernement.
Le Conseil d’État estime que l’étude d’impact du gouvernement est lacunaire et insincère…
Anicet Le Pors Il y a deux types de réaction lorsqu’un gouvernement ne veut pas soigner une étude d’impact : soit il en fournit une absolument vide, par pure formalité, avec le risque de la voir rejetée d’emblée ; soit il en fait réaliser une d’un volume tel qu’elle en devient inabordable. Celle sur la réforme des retraites présente les deux défauts ! Elle fait d’une part 1 000 pages, impossibles à lire dans les délais impartis, et en même temps elle ne répond pas aux questions qui sont posées. La situation me rappelle celle du projet de loi de la transformation de la fonction publique, en 2019. La critique du Conseil d’État était très sévère aussi, car l’étude d’impact avait été envoyée quatre jours après le projet de loi, sur protestation du Conseil d’État. C’est pourtant une grossière erreur puisque l’étude d’impact est faite pour éclairer l’élaboration juridique, pas pour la compléter en cours de route ! C’est elle qui garantit le sérieux du contenu de la loi et dit quelles en seront les conséquences.
Entre notre système de retraite et la transformation de notre fonction publique, l’exécutif s’attaque donc à des piliers de notre modèle de façon très cavalière…
Anicet Le Pors Le contraste est ahurissant. Le gouvernement bouleverse des pans fondamentaux de notre contrat social sans avoir analysé les conséquences de l’action qu’il propose. C’est pourquoi je parle de maltraitance de l’État de droit. Cela traduit une manière d’être de l’exécutif et de Macron qui leur sont tout à fait spécifiques. Tel un démiurge, ce dernier n’admet aucune autorité morale ou spirituelle au-dessus de lui, sans prendre conscience qu’il outrepasse ses compétences. Ce qui se fait sur la réforme des retraites n’est pas acceptable. C’est tout à l’honneur du Conseil d’État de l’avoir signalé et au déshonneur du gouvernement de procéder ainsi. Ce qu’il y a d’étonnant dans cette affaire, c’est qu’Édouard Philippe est lui-même conseiller d’État. Il sait tout cela. Je me demande s’il ne s’est pas radicalisé. Il devient cassant et brutal.
Voir aussi : Violence, mépris, autoritarisme : La drôle de » démocratie » à l’ère Macron
Le Conseil d’État s’alarme d’un recours massif aux ordonnances pour rédiger la réforme. Qu’en pensez-vous ?
Anicet Le Pors C’est très problématique car pour les ordonnances, il n’y a pas d’étude d’impact. Et là, il y a 29 ordonnances ! D’un point de vue juridique, elles ont rang de lois. Et l’exécutif décide qu’il n’y aura pas d’études d’impact sur 29 équivalents lois. C’est massif et inquiétant. Pour la réforme de la transformation publique, les nombreuses imperfections et le recours à 7 ordonnances avaient conduit le gouvernement à prévoir 60 décrets en Conseil d’État pour définir le contenu de la loi. C’était déjà ahurissant et cela s’aggrave. Ce qui est critiqué sur la réforme des retraites par le Conseil d’État était donc déjà en germe. Ce comportement qui tend à devenir systématique de la part du gouvernement se traduit par une bureaucratie considérable : on soumet au Conseil d’État, puis au Parlement un texte dont on ne peut pas évaluer la portée, ce qui est très grave.
Emmanuel Macron balaye les critiques qui peuvent lui être faites en lançant : « Essayez la dictature et vous verrez ! »
Anicet Le Pors Emmanuel Macron est un homme dangereux. Ce qui se passe en ce moment le montre. Il est intéressant de voir, après les gilets jaunes et les mobilisations syndicales, que le Conseil d’État ouvre un autre terrain, qui touche directement au pouvoir d’État. Et la Cour de cassation appelle Macron à respecter la séparation des pouvoirs. L’éditorialiste Thomas Legrand s’est évertué, lundi, sur France Inter, à dire que l’on était quand même en démocratie. Mais, être obligé de le faire montre déjà qu’il y a un doute quelque part. Évidemment, il est aujourd’hui excessif de parler de dictature, ce serait passer une limite qualitative. Mais il ne faut pas pour autant jouer avec la démocratie comme Macron le fait. Il ouvre la voie aux forfaitures et risque à un moment d’être dépassé par plus violent que lui, dans une société complètement décomposée et désorganisée.
Voir aussi : Éditorial. Le coup de pistolet du Conseil d’État (ci-dessous)
Sur le fond, que pensez-vous de la réforme des retraites ?
Anicet Le Pors Aujourd’hui, le produit intérieur brut par tête en France est le plus élevé que l’on ait jamais connu. En tenant compte de la démographie et des prix, chaque Français s’est potentiellement enrichi par rapport à il y a vingt ans. Comment se fait-il, dès lors, qu’il ne puisse pas bénéficier de cet effort de productivité global ? La réponse se trouve en analysant le partage de la valeur ajoutée nationale, qui est de plus en plus défavorable à la rémunération du travail et de plus en plus favorable à la rente. La France est pourtant un pays riche, qui a largement les moyens d’un modèle social de haut niveau. À mes yeux, il faudrait faire l’inverse de ce que veut imposer l’exécutif. La retraite des fonctionnaires est, par exemple, une référence sociale majeure, car elle porte sur les six derniers mois de façon définie et transparente : un fonctionnaire qui rentre dans l’administration sait immédiatement quel sera le montant de sa retraite. Voilà quelque chose à défendre.
Anicet Le Pors Conseiller d’État honoraire et ancien ministre communiste de la Fonction publique
Le coup de pistolet du Conseil d’État
Lundi, 27 Janvier, 2020 L’éditorial de l’Humanité par Patrick Le Hyaric.
La plus sévère critique porte sur un mensonge : la qualification du nouveau système de retraite « universel ». En émettant de puissantes réserves sur une application des lois avec vingt-neuf ordonnances – y compris « pour la définition d’éléments structurants du nouveau système de retraite » –, le Conseil d’État confirme en creux la stratégie de camouflage des effets négatifs du projet
Le Conseil d’État, qui n’est pas réputé pour être une officine révolutionnaire, vient de tirer un bruyant coup de pistolet au milieu du mauvais concert gouvernemental chargé de faire accepter la destruction des retraites solidaires. En principe, une étude d’impact est destinée à préparer une loi. Or, le gouvernement a transmis à la haute juridiction, en contournant les principes de fonctionnement constitutionnel, deux textes de loi – l’une organique, l’autre ordinaire – six fois modifiés depuis début janvier, puis une étude d’impact de mille pages. Une longueur qui dit exactement l’ampleur de l’embrouille pour empêcher de réfléchir véritablement aux conséquences d’une telle transformation régressive. On est ici proche de la négation de « l’État de droit ».
La plus sévère critique porte sur un mensonge : la qualification du nouveau système de retraite « universel ». En émettant de puissantes réserves sur une application des lois avec vingt-neuf ordonnances – y compris « pour la définition d’éléments structurants du nouveau système de retraite » –, le Conseil d’État confirme en creux la stratégie de camouflage des effets négatifs du projet, parmi lesquels le doute soulevé sur les moyens de financement et le recul de l’âge ouvrant droit à une retraite complète à 65 ans, puis 67 ans, des promesses inconstitutionnelles, et l’acte antidémocratique que constitue le recours aux ordonnances. Même le prétendu compromis sur « l’âge pivot », brandi par le gouvernement et ses VRP audiovisuels, est étrillé par la juridiction administrative. Ajoutons cette incroyable et inédite caractéristique : la représentation nationale devrait voter un texte avec des « blancs », où les moyens de l’équilibre financier ne seraient connus qu’à la fin du mois d’avril, au terme de la conférence sur le financement. Bref, un chèque en blanc.
L’avis de la juridiction administrative conforte le front syndical en action et les 61 % de nos concitoyens qui demandent le retrait de ces lois. Le pouvoir et la représentation parlementaire sont désormais face à des questions politiques et juridiques de haute portée : la conférence des présidents de l’Assemblée nationale est fondée à demander à ne pas débattre de ces projets. En relais du mouvement protéiforme qui se déploie, les groupes parlementaires progressistes chercheront à déposer une motion de censure ou, comme le suggère André Chassaigne, une motion référendaire ouvrant la voie à une consultation populaire. Une situation nouvelle est créée. La démocratie doit parler !