La victoire d’étape des cheminots
Les leçons de l’histoire. Par Claude Mazauric
Contrairement au discours officiel, je considère que les cheminots de la SNCF ont gagné la première manche dans l’incroyable combat qui les oppose aux forces de réaction. On nous bassine avec le fait qu’un Parlement aux ordres a voté « majoritairement » une « loi » qui vise à démanteler le service public du transport ferroviaire. Mais la réalité profonde est tout autre.
D’abord parce qu’une mauvaise loi peut toujours être remplacée par une bonne loi : ce que, par exemple, espèrent les Britanniques qui subissent les effets d’une privatisation de leur chemin de fer public. Mais, surtout, en admettant qu’on veuille en France appliquer ladite loi votée il y a peu, quelle foire d’empoigne en perspective ! Il faudra plus ou moins vite « expliquer » aux habitants d’Abbeville ou de Langogne, d’Albi, du sud de l’Isère ou de Moulins, etc. qu’il ne leur restera pour se mouvoir d’une ville à l’autre que les bus Macron au bilan carbone catastrophique, circulant sur des routes à deux voies surchargées, en doublant le temps de leur voyage ! Sacré bilan en perspective. En outre, on aura dû passer par les voies d’une « privatisation » tortueuse pour rendre attractive aux capitaux privés une réorganisation du restant d’un réseau ferroviaire, contre l’immense majorité du personnel ci-devant SNCF ! Bonjour pour l’attractivité du marché… Enfin, il faudra faire tout cela (et le reste) en composant avec les usagers (pardon les « clients » !) qui réclameront vite la renationalisation. Le visage de cire de la ministre préposée nous laisse deviner tout cela, comme par anticipation !
Macron, Pepy, et tout ce beau monde, ont tenté de faire croire, par médias aux ordres, que les réformes dont ils s’inspirent et réalisées en Europe ont « bien marché » ! Ils n’ont rien démontré de convaincant, s’agissant de l’Allemagne, de l’Italie ou de la Grande-Bretagne : du coup, leur propagande a cessé. Mieux, leurs prétendues démonstrations ont révélé le contraire : abandon de lignes, surcoûts, inégalités régionales renforcées, insécurité, concentration des moyens sur la part du réseau qui convient aux mieux lotis de la société ! Par contre, ce qui apparaît est que le chemin de fer en tant qu’entreprise publique est ce qui assure, à conditions variables, le meilleur transport collectif des habitants des pays concernés : exemples, les pays scandinaves, la Suisse (avec son ferroutage systématique), le Japon… Et même, hors d’échelle commune, la Russie !
D’ici peu, les citoyens mesureront vite que la grande bourgeoisie, vous savez bien, cette vieille chose réactionnaire dont les ancêtres rêvaient de crever les yeux des communards en mai 1871, ce « milieu » dont les pilotes ne se sont pas rendus en nombre à Londres, de 1941 à 1944, s’est montrée une fois de plus disposée à liquider, après l’avoir affaibli et dégarni, un équipement national remarquable qui ne lui devait pratiquement rien depuis 1841 ! Un réseau devenu l’un des meilleurs réseaux ferrés du monde, tout cela pour faire du blé et attirer dans ses coffres numériques les survaleurs en déshérence mondiale. De quoi, je conclus que la première et formidable victoire des cheminots, au terme de la première phase de leur lutte, sera d’avoir réhabilité la résistance à un mauvais coup préparé de loin. Souvenons-nous : Sartre rendait hommage à Henri Alleg, torturé, meurtri, menacé de mort et apparemment isolé par des officiers félons. Il concluait par ce mot admiratif : « Le vainqueur, c’est lui ! » Aujourd’hui, dans un tout autre combat, moins tragique mais à sa façon plein d’avenir, ceux qui l’emportent, ce sont les cheminots en lutte. Accompagnons-les avec ferveur dans leur combat prolongé.
Claude Mazauric
Historien