Le commun : une approche politique prometteuse ?

Le texte ci-dessous est extrait d’une note de travail d’Alain Obadia, préparée dans le cadre du collectif national « Idées » du PCF, piloté par Marc Brynhole. L’intégralité de ce texte sera publiée dans les deux prochains numéros de la revue  Cause commune.

Depuis plusieurs années, le thème des communs est monté en puissance dans le débat d’idées et dans le champ politique. Dans la dernière période, les articles, les conférences et les colloques se multiplient sur le sujet, illustrant ainsi son impact grandissant.  N’oublions pas que la notion de « communs » remonte très loin dans l’histoire des sociétés humaines (cf. les « Commons » dans les campagnes de l’Angleterre féodale, ou encore le droit de « vaine pâture » pour les paysans non propriétaires dans la société médiévale en France…). Rappelons qu’elle a quasiment disparu pendant une longue durée, victime de la dynamique de développement capitaliste (cf. Mouvement des « enclosures » dans l’Angleterre de la fin du XVI e siècle et du début du XVII e siècle). Dans la période contemporaine, elle a été replacée dans l’actualité par l’attribution, en 2009, du prix Nobel d’économie à l’économiste et politologue américaine Elinor Ostrom pour ses travaux sur les modes de gestion de ressources communes par des communautés réelles à travers le monde. Puis, d’autres ouvrages importants ont été publiés. On peut citer notamment ceux de Toni Negri et Michael Hardt 1 , de Pierre Dardot et Christian Laval 2 ou encore l’ouvrage collectif dirigé par Benjamin Coriat 3 . Il est bien clair que la réémergence de ce sujet dans les conditions d’aujourd’hui ne peut s’assimiler à la revendication d’un retour à des situations historiques antérieures bien éloignées des enjeux de la période que nous vivons.

En effet, l’ancrage de cette thématique provient surtout des multiples mobilisations et pratiques alternatives qui s’en revendiquent dans de nombreux domaines et partout dans le monde. Elle ne se limite donc pas à une simple création conceptuelle. Elle correspond à une aspiration et à une vision du vivre ensemble qui travaille en profondeur la société. C’est en cela qu’elle constitue une approche politique. Ces aspirations, ces mobilisations, cette vision renouvelée du vivre ensemble correspondent au caractère de plus en plus prégnant d’enjeux majeurs pour notre avenir. Elles témoignent d’abord d’une lourde contradiction. Le capitalisme se révèle de plus en plus incapable d’apporter des réponses pertinentes en termes de progrès humain durable aux défis essentiels posés aujourd’hui à l’humanité. Aucun d’entre eux ne peut trouver de solution dans la concurrence pour la captation du profit érigée en principe cardinal. Et pourtant, faute d’alternative considérée comme crédible, ce même capitalisme semble aujourd’hui plus fort qu’il ne l’a jamais été. Qui plus est, il conduit des offensives visant à ancrer encore plus profondément sa domination. On peut mentionner par exemple les attaques systématisées contre les droits démocratiques (au nom de l’idéologie « post-démocratique ») l’utilisation des peurs et des idéologies nationalistes racistes et xénophobes nourries par la crise elle-même et renforcées par les menées terroristes du djihadisme, ou encore le développement des impasses populistes.  La recherche d’alternatives et même la recherche de sens sont donc cruciales. Face au verrouillage de la situation, elles s’appuient sur des réalités nouvelles particulièrement sensibles auxquelles le système en crise profonde ne peut apporter de réponses satisfaisantes.

Des réalités nouvelles particulièrement prégnantes

Avec le niveau contemporain de productivité du travail dont la progression est constitutive de l’histoire humaine jamais n’ont existé autant de moyens d’agir sur le milieu de vie des êtres humains et sur les êtres humains eux-mêmes. Mais cette action peut engendrer le meilleur comme le pire. Pour affronter cette situation sans précédent, l’humanité a besoin de se libérer de la séparation des rôles entre la minorité qui décide à son profit et la majorité astreinte à obéir à ses directives ; séparation aussi ancienne que l’exploitation de l’homme par l’homme et que l’émergence des rapports de classe faisant corps avec cette exploitation. Sans prétendre à l’exhaustivité, notons les liens de cette réalité fondamentale avec les transformations profondes que connait le travail dont la composante intellectuelle devient prédominante et qui ne peut désormais être que collaboratif si nous voulons qu’il exprime toutes ses potentialités.  Notons également que les technologies numériques démultiplient les besoins et les possibilités de partages. Les communs numériques constituent une réalité structurante de notre époque. Ils appellent de nouveaux modes de gestion coopératifs et participatifs. Plus largement encore, même si l’idéologie du capitalisme libéral persiste à magnifier le paradigme de la concurrence comme à cultiver l’individualisme et le chacun pour soi, la vie réelle démontre chaque jour l’inanité de cette approche. Les défis écologiques impliquent des réponses communes. La transformation en profondeur des modèles de consommation et de production oblige à réfuter les logiques de moins disant social et environnemental ou encore l’illusion qu’on peut tirer son épingle du jeu seul contre tous. Malgré la ségrégation urbaine, les villes sont de plus en plus productrices de communs. Dans ces différents domaines, des pratiques nouvelles voient le jour. Dans la sphère de l’écologie ou dans celle de l’économie sociale et solidaire, notamment, elles permettent d’apporter des réponses concrètes, effectives, « à portée d’action ». Plus largement, de multiples luttes ou mobilisations relèvent de la même volonté et de la même logique.

Droit d’usage partagé et droit de propriété

Car dans le monde en devenir, de plus en plus de biens, de services ou plus globalement d’activités humaines voient leur utilité et leurs bienfaits entravés voire saccagés s’ils subissent les règles de l’appropriation. Leurs potentialités de développement émancipateur ne peuvent s’exprimer que si le droit à leur usage partagé est pleinement reconnu. Cette remarque porte loin. Elle signifie que des biens, des services ou des activités sont déclarés comme n’appartenant à personne, comme étant « inappropriables ». Cela ne signifie pas qu’ils sont en déshérence. Cela signifie en revanche qu’ils sont gérés (ou « gouvernés ») de telle manière que leur usage (l’« Usus » du droit romain) est partagé selon des règles définies en commun mais que personne ne détient l’« Abusus », c’est-à-dire le droit de vendre ou de donner, de démanteler ou de détruire. Ces derniers éléments sont des caractéristiques essentielles du droit de propriété qui est ainsi remis radicalement en cause. La gestion des communs obéit ainsi à une logique alternative : celle du partage du droit d’usage et du maintien en bon état (voire du développement ou de l’amélioration) pour les générations futures.

 1. Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth , Gallimard, 2014 , 624 p.
 2. Pierre Dardot et Christian Laval,  Commun. Essai sur la révolution au XXI e siècle , Paris, La Découverte, 2014. 593 p.
 3. Benjamin Coriat (dir.), 2015,  Le retour des communs : la crise de l’idéologie propriétaire , Paris, Les Liens qui libèrent, 297 p.  


«Réinventer le commun quand tout pousse à la déliaison»

entretien réalisé par R.M. pour l’Humanité du 3 novembre 2017

Achille Mbembe Initiateur, avec Felwine Sarr, des Ateliers de la pensée (2e édition à Dakar début nov 17 qui rassemble des intellectuels du continent africain et des diaspooras, avec comme objectif de relancer le projet d’une pensée critique et de dessiner les contours d’une politique d’émancipation)

Nicolas Marques/KR
Pour Achille Mbembe, les Ateliers de la pensée visent à relancer, depuis le continent africain, le projet d’une pensée critique propre à nourrir des politiques d’émancipation.

Cette seconde édition des Ateliers de la pensée est placée sous le signe de la « condition planétaire » et de la «politique du vivant». Ces enjeux prennent-ils un relief particulier en Afrique, où se déploient toujours les ravages d’une économie d’extraction héritée de la colonisation ?

ACHILLE MBEMBE Nous avons choisi de resserrer les discussions sur ces défis afin de prendre en compte la spécificité des trajectoires historiques africaines. Cela, dans le but de mieux rendre compte des enjeux auxquels est confrontée la planète dans son ensemble. C’est peut-être en Afrique que se manifestent les conséquences les plus tragiques du cours emprunté par notre monde aux siècles précédents. C’est sans doute ici aussi qu’on voit sans médiation l’ampleur des ruines laissées par l’exploitation des hommes, des femmes, de la nature et si typique du capitalisme. Et c’est finalement ici que les effets pervers du nouveau régime climatique se manifesteront à l’avenir de la manière la plus violente. Nous voulons fixer notre regard sur ces évolutions, les comprendre afin de mieux penser ce que serait une politique de la vie, une politique du vivant, qui pourrait tenir lieu d’alternative.

L’urgence écologique, la crise du capitalisme rendent-elles de nouveau possible l’émergence d’alternatives, sur les plans théorique et politique ?

ACHILLE MBEMBE Je crois, en effet, que nous sommes à ce moment-là. Encore faut-il prendre conscience de ce qui se passe sous nos yeux, avec l’explosion des inégalités, la crise des migrations, l’extrême militarisation de l’économie par le biais de guerres interminables qui entraînent des destructions massives et rendent, par des armes de toutes sortes, l’environnement toxique et le sol inhabitable, inexploitable pour des millions d’hommes et de femmes. Au fond, les riches, ceux qui détiennent aujourd’hui l’essentiel des richesses de la terre, ne veulent plus vivre avec les pauvres. Ils veulent se libérer du fardeau de la solidarité. D’où la question la plus urgente à laquelle l’humanité doit faire face : celle de la déliaison. Comment peut-on réinventer le commun lorsque tout pousse à la déliaison, à la délimitation de frontières, à l’érection de clôtures? Il est clair que, faute de réinvention du lien, les possibilités même de survivre iront en s’amenuisant. C’est là que se joue la définition d’une politique du vivant à l’ère planétaire. C’est une invitation à sortir de l’entre-soi pour prendre le large, comme condition de notre survie collective.

Vous invitez, pour imaginer des politiques d’émancipation, à puiser dans « les archives de l’humanité » ? Comment ces archives peuvent-elles s’articuler à ce qui peut s’expérimenter de nouveau sur les terrains culturel, social, économique ?

ACHILLE MBEMBE Le problème avec les archives du Tout-monde, qui inclut les humains et les non-humains, c’est-à dire l’ensemble du vivant, c’est qu’elles n’existent pas, a priori : il faut les rassembler et les constituer. Cela implique une double tâche d’assemblage et de déchiffrage sans laquelle ces archives ne peuvent exister. Il faut les convoquer à l’existence, ce qui en soi est une tâche politique essentielle. Il nous faut partir de l’idée selon laquelle il n’y a aucune part du monde où l’Afrique ne soit présente et il n’y a aucune région du continent où des fragments du monde ne soient présents. C’est donc ce caractère monde, cette figure de l’Afrique en tant que figure du monde, qui nous interpelle sur les plans intellectuel, culturel et politique.

Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, La Découverte, 2016.

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