Une analyse passionnante d’Alain Supiot. Ci-dessous un entretien réalisé par Yves Husson et publié dans le journal l’Humanité du 11 mars.
ALAIN SUPIOT : «Remettons le travail au centre de la réflexion et du droit du travail» télécharger en PDF
Le juriste, professeur au Collège de France, souligne les dangers du projet de réforme El Khomri, en particulier celui lié à la primauté accordée à l’accord d’entreprise, qui deviendrait un instrument de mise en concurrence sociale des travailleurs. Il plaide pour une « vraie réforme » du droit du travail, répondant aux transformations de l’organisation de l’économie, ainsi qu’à la révolution technologique en cours.
Vous avez dirigé en 1999 un rapport pour la Commission européenne qui plaidait pour une nouvelle vision du travail. Vous le republiez (1), au moment où le gouvernement présente un projet de réforme du droit du travail en affirmant vouloir ainsi favoriser la création d’emplois. Une erreur d’optique, selon vous ?
Alain Supiot Les déterminations de l’emploi sont diverses et ne se résument absolument pas à un certain état du droit du travail. La suppression, en 1986, de l’autorisation administrative de licenciement, qui avait été présentée comme le principal frein à l’embauche, n’a pas entraîné les créations d’emplois promises. La création d’emploi dépend beaucoup plus de l’état des carnets de commandes que des réformes législatives. Et là où l’impact du droit sur l’emploi se fait sentir, c’est beaucoup plus en matière fiscale (mise en concurrence des pays européens), commerciale (ouverture des frontières), monétaire (exclusion de l’emploi des attributions de la Banque centrale), sociétaire (asservissement des entreprises au profit à court terme des actionnaires, connu sous le nom de « Corporate Governance ») qu’en matière de relations de travail. On peut en donner pour exemple la réforme des normes comptables, qui a précipité les entreprises dans le « court-termisme » et encouragé les « licenciements boursiers », et a aujourd’hui encore un impact beaucoup plus grand que n’importe quelle réforme du droit du travail. Réfléchir à la réforme du droit du travail n’a rien de choquant. La révolution permanente des modes d’organisation de production et des techniques prend en défaut les systèmes de protection des travailleurs hérités de l’ordre antérieur, et oblige à les repenser sans cesse. Encore faut-il, dans une perspective progressiste, avoir en tête l’idée d’un monde meilleur et plus juste, que l’on va s’employer à faire advenir démocratiquement. C’est cela qui fait la grandeur et la difficulté de l’action politique, toujours menacée de dégénérer en simple réaction aux signaux venus des marchés ou d’institutions non démocratiques. Pour obéir à leurs injonctions, on détricote le droit du travail au lieu de s’efforcer de le repenser.
On veut pourtant, en dépit de l’absence de résultats pour l’emploi, poursuivre ce détricotage. Pourquoi cette fuite en avant ?
Alain Supiot La France n’aurait pas procédé aux réformes, dit-on. Pourtant, sur les vingt dernières années, on est obligé de constater que des réformes majeures ont été faites. Il y a eu la réforme de l’organisation des entreprises donnant la primauté aux détenteurs financiers sur les managers, la libéralisation des capitaux et des marchandises, le marché unique, l’adoption de l’euro et des règles de gouvernance monétaire qui l’ont accompagné, la réforme de la dépense publique, inspirée par l’idée que l’État doit être organisé sur le même modèle que les entreprises (doctrine du « New Public Management »)… Le moins qu’on puisse demander, c’est de faire un bilan de ces réformes qui ont toutes été portées par la promesse d’une modernisation de l’économie, génératrice d’emplois. Dans le même temps, les États, comme du reste bon nombre d’entreprises, ont perdu toute capacité d’action stratégique à long terme. Les États de la zone euro en particulier ne contrôlent plus ni leur politique des changes, ni la politique douanière, ni même leur politique budgétaire. La classe politique s’étant dépouillée des instruments d’une politique économique, la seule chose qui lui reste entre les mains, c’est le droit du travail.
Le projet de réforme gouvernemental vise à adapter le droit du travail aux besoins des entreprises, dixit François Hollande…
Alain Supiot Le droit du travail doit évoluer en tenant compte des formes techniques, managériales, d’organisation de l’économie dans le monde. Le cas de la crise de l’élevage en France est exemplaire. Dès les années 1960, quand on a engagé la Bretagne dans ce modèle d’élevage industriel, certains petits éleveurs se trouvaient dans une telle situation de dépendance vis-à-vis de l’industrie agroalimentaire qu’ils avaient obtenu la requalification de leur contrat en contrat de travail. Pour empêcher cette salarisation, le législateur avait tenté d’encadrer ces nouvelles formes d’intégration économique, notamment en prévoyant une négociation collective entre les représentants de ces éleveurs intégrés avec leurs donneurs d’ordres. Le monde agricole a ainsi été l’avant-courrier d’une évolution de l’organisation du travail qui se déploie aujourd’hui à l’échelle internationale dans tous les secteurs d’activité. Cette organisation n’est plus fondée sur le modèle de l’entreprise industrielle, qui assure toute la réalisation d’un produit, avec un patron bien identifié, un capital stable, une communauté de travail homogène : ce schéma est devenu l’exception. La règle, ce sont les chaînes de production, de dimension internationale le plus souvent, avec une figure nouvelle : l’entrepreneur dépendant, et avec un nouveau mode de management qui ne repose plus sur l’obéissance mécanique à des ordres mais sur la réalisation d’objectifs programmés. Une réforme du droit du travail qui tiendrait compte des réalités du travail d’aujourd’hui devrait prendre en compte ces transformations capitales.
En voulant donner la primauté à l’accord d’entreprise, le projet El Khomri, dit « du XXIe siècle » par le premier ministre, nous ramène en réalité loin en arrière, dites-vous…
Alain Supiot L’idée de « contrat collectif d’entreprise » a été lancée dans les années 1970, avec le raisonnement suivant : si on s’attaque de front au droit du travail, il y aura des résistances trop fortes. Pour y parvenir en douceur, il suffit de rendre la plupart de ses dispositions supplétives (c’est-à-dire applicables sauf convention contraire). Il y avait déjà cette idée que les entreprises pourraient être des sortes de petites sociétés politiques qui s’auto-organiseraient, adopteraient leurs propres lois, sous réserve du respect de quelques grandes règles non dérogeables. Encore une fois, ce projet ne répond pas aux formes actuelles de l’organisation du travail. La priorité de beaucoup de petits employeurs n’est pas de négocier un code du travail par entreprise. Ce sont plutôt les cabinets de conseils qui poussent en ce sens, car ils y voient un énorme marché potentiel. Par ailleurs, on sait qu’il n’y a pas d’équilibre de négociation dans les entreprises, même là où il y a une représentation du personnel. Or l’une des conditions du bon fonctionnement du droit du travail, c’est qu’il y ait cet équilibre entre, d’une part, la liberté d’entreprise, et, d’autre part, la représentation et la défense des droits des travailleurs. La réforme favorise clairement la négociation d’entreprise au détriment de la négociation de branche et sans aucune ouverture sur les nouveaux échelons pertinents de négociations que seraient les territoires ou les réseaux d’entreprises. Or, depuis la création de l’Organisation internationale du travail, il y a un siècle, la fonction première du droit du travail est d’assurer une police sociale de la concurrence. L’idée est que la compétition économique est une bonne chose si elle permet d’améliorer le sort du plus grand nombre et une mauvaise lorsqu’elle se fonde au contraire sur la surexploitation de la « ressource humaine ». Pour qu’elle produise ses effets bénéfiques, il faut donc une police sociale qui mette hors concurrence la protection de la condition des travailleurs. En sorte que la compétition se fasse sur la qualité des produits et des services, non sur la dégradation des conditions de travail. L’instrument de cette police sociale, c’est d’abord la loi bien sûr, qui soumet les entreprises aux mêmes règles du jeu social. Mais c’est aussi la négociation collective de branche, qui fixe des règles propres à un secteur d’activité donné. L’accord d’entreprise n’a pas ces vertus d’harmonisation sociale de la concurrence et c’est pourquoi il ne pouvait jusqu’à une date récente que servir à améliorer les droits garantis par la loi ou la convention de branche. Si elle est adoptée, la réforme fera au contraire de l’accord d’entreprise un instrument de mise en concurrence sociale des travailleurs. Au prix de la destruction des conditions sociotemporelles des vies familiales, sociales et donc des structures éducatives.
S’agissant de l’équilibre des forces dans l’entreprise, le gouvernement fait valoir, comme garde-fous, la règle de l’accord majoritaire et la possibilité de référendum…
Alain Supiot Le droit du travail tout entier s’est construit sur une méfiance du consentement du faible à la volonté du fort. D’où la place qu’il accorde à la représentation et la négociation collective. Recourir à des référendums pour contourner les syndicats majoritaires dans une situation où il y a des menaces sur l’emploi, c’est revenir à la fable du poulailler face au renard libre. Une remarque sur la représentation collective. Je suis frappé du caractère souvent factice de la représentation unitaire du patronat. Les intérêts du petit éleveur n’ont rien à voir avec ceux des entreprises du CAC 40. Une priorité serait d’organiser des formes de négociation collective qui tiendraient compte des rapports de dépendance dans ces chaînes de production et permettraient la conclusion, entre les donneurs d’ordres et leurs fournisseurs sous-traitants, d’accords collectifs commerciaux garantissant des conditions minimales de travail et d’emploi sur toute cette chaîne de production.
Le besoin d’une vraie réforme du travail n’est-il pas fondé aussi sur la révolution technologique en cours ?
Alain Supiot Un autre aspect de la globalisation, ce sont en effet les changements techniques, qui ne concernent plus tellement le travail sur les choses, mais le travail sur les signes. Dans ce contexte, comme l’a montré le sociologue Pierre Musso, les clés du pouvoir économique ne sont plus dans la détention des biens matériels mais de plus en plus dans la détention des systèmes de communication. Le cas limite, c’est Uber, qui ne possède qu’un logiciel et ne s’embarrasse pas d’entretenir une flotte de véhicules. Dans ce nouvel ordre des choses, les êtres humains sont soumis à une exigence de réactivité, de disponibilité permanente. Cette nouvelle situation est grosse de risques, ceux d’un enfoncement dans la déshumanisation du travail. Dans le même temps, ces nouvelles formes d’organisation peuvent être saisies comme une chance, dès lors que le salarié, auquel on demande de réaliser certains objectifs, d’être beaucoup plus mobilisable, peut retrouver une certaine prise sur la définition du contenu de son travail. Mais cela supposerait des rapports sociaux qui permettent de vraies négociations. S’il y a des points où il serait vraiment intéressant d’avoir une négociation ciblée au niveau des branches ou de l’entreprise, c’est sur le sens du travail. Cela est tout à fait absent de la loi El Khomri.
Dans votre rapport, vous avanciez, en termes de perspective de réforme, la notion d’« état professionnel » et l’idée de nouveaux droits, dits « droits de tirage sociaux ». Pouvez-vous les préciser ?
Alain Supiot On s’accorde aujourd’hui à considérer qu’il faut attacher certains droits à la personne, et pas simplement à la détention d’un emploi. Mais ces droits nouveaux doivent être adossés à des solidarités professionnelles, collectives, et c’est pourquoi nous avons parlé de droits de tirage sociaux. Faute de quoi on se dirigerait vers des formes d’extension du champ de l’assurance privée à un certain nombre de choses qui peuvent relever de la Sécurité sociale, par exemple. Notre idée principale est la suivante : le travail est quelque chose de plus grand que l’emploi, qui n’est qu’une forme historique particulière dans le champ de la production économique. L’emploi est né de ce grand pacte, issu des luttes syndicales de l’ère industrielle, qui a consisté à échanger l’aliénation au travail, le renoncement à dire son mot sur la production, contre des limitations du temps de travail et de la sécurité physique et économique. Des parts très importantes de la population dans le monde sont aujourd’hui exclues de ce pacte. D’autre part, l’emploi, le travail sur le marché du travail, n’est qu’un aspect de la vie de travail. Les temps dits de non-travail sont pour beaucoup, à commencer par les classes populaires, des temps consacrés à d’autres tâches, essentielles, comme les tâches éducatives, qui demeurent largement invisibles aux yeux de ceux qui ne voient le monde qu’au travers des indicateurs marchands et économiques. Si on prend une vue compréhensive du travail, on dit : « Dans ma vie, je vais travailler sur le marché du travail, mais je vais aussi avoir des tâches dans ma vie familiale, dans ma vie syndicale, je vais aussi avoir le besoin d’une formation, et ensuite de la maintenir tout au long de ma vie… » L’emploi est un élément très important mais pas exclusif d’une vie de travail. Et les autres formes de travail peuvent être appelées à se développer, dans un univers où le travail salarié pourrait être allégé du fait du progrès du machinisme. C’est ce changement de perspective qui est au cœur de notre rapport : remettons le travail au centre de la réflexion et du droit du travail, et pas l’emploi. Et essayons de concevoir des dispositifs permettant aux salariés de retrouver des libertés de choix dans la conduite de leur vie de travail.