Noam Chomsky est un intellectuel américain reconnu mondialement pour ses travaux.
Noam Chomsky : « L’Occident dérive vers un proto-fascisme capitaliste sauvage »
Noam Chomsky parle des mensonges, des crimes et du capitalisme sauvage.
Source : Boston Review, David Barsamian, Noam Chomsky
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
David Barsamian : La situation en Ukraine est désastreuse. Si Poutine est acculé dans une impasse, il pourrait faire un geste désespéré et utiliser des armes nucléaires, ou l’un des six réacteurs nucléaires ukrainiens pourrait être bombardé (délibérément ou par accident). Le sort de la planète est entre les mains de Poutine, Zelensky, Biden. Franchement, je suis très inquiet. Que peuvent faire les gens dans ce scénario ?
« Une guerre de classe brutale a dévasté une grande partie du monde et a conduit à une énorme colère, un ressentiment, un mépris pour les institutions. »
Noam Chomsky : Comme toujours. C’est un scénario dangereux. Nous pouvons travailler pour essayer d’influencer ce qui est à notre portée. Il se trouve que les États-Unis s’écartent en ce moment, assez nettement, de la plupart des pays du monde en ce qui concerne cette question cruciale, et nous pouvons essayer de changer cette politique. C’est difficile, mais pas impossible. La majorité du monde veut passer directement aux négociations pour essayer de mettre fin aux horreurs en Ukraine avant qu’elles ne s’aggravent. C’est le cas dans le Sud, en Inde, en Indonésie, en Chine et en Afrique, à une écrasante majorité. En Allemagne, selon un sondage réalisé à la fin du mois d’août, plus des trois quarts de la population veulent passer immédiatement aux négociations. C’est donc un point de vue.
Les États-Unis et la Grande-Bretagne se démarquent. Leur position est que la guerre doit continuer afin d’affaiblir gravement la Russie, et cela signifie pas de négociations, bien sûr. Eh bien, nous pouvons nous efforcer de mettre les États-Unis en conformité avec la majeure partie du monde et peut-être éviter de pires catastrophes – peut-être. Je ne vois pas ce que nous pouvons faire d’autre, mais c’est une tâche plus que suffisante.
DB : Le fascisme est plus que présent de nos jours. Comment se compare-t-il, hier et aujourd’hui ? Il y a un siècle presque exactement, en octobre 1922, Mussolini a pris le pouvoir en Italie avec sa Marche sur Rome. C’était une décennie entière avant l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne.
NC : C’est une question qui tombe à pic : hier, le principal parti d’extrême droite, celui aux origines néofascistes, a pris le pouvoir en Italie. Je suis assez vieux pour me souvenir de ce qui se passait au milieu des années 30. À l’époque, on avait l’impression que la montée du fascisme était inexorable. Mussolini, Hitler ; l’Autriche, la Tchécoslovaquie ; Franco en Espagne – il semblait que cela ne s’arrêterait jamais.
À cette époque, cependant, les États-Unis faisaient exception : le pays évoluait vers la social-démocratie. Les années 1920 ressemblaient un peu à celles d’aujourd’hui. Le mouvement ouvrier avait été écrasé. La peur des Rouges de Woodrow Wilson avait anéanti le dynamique mouvement ouvrier américain et écrasé la pensée indépendante. Les raids Palmer ont arrêté des milliers de dissidents et en ont expulsé des centaines hors du pays. C’était une période de triomphalisme commercial, d’énormes inégalités, très semblable à celle d’aujourd’hui. Il y avait une grande exaltation à propos de l’avenir merveilleux géré par les entreprises américaines.
Puis vint la Dépression de 1929. Il y avait une pauvreté et une misère très profondes, bien pires qu’aujourd’hui. Mais le mouvement ouvrier a repris vie. Il y a eu une organisation industrielle, comme celle du du CIO, des actions syndicales militantes, des grèves sur le tas. Les organisations politiques étaient dynamiques, il y avait beaucoup de publications. Et il y avait une administration sympathique à la Maison Blanche, ce qui a fait une énorme différence. C’est de là que sont nées les premières étapes de ce qui est devenu la social-démocratie dans une grande partie du monde, en Europe après la guerre.
C’était ainsi à l’époque. Aujourd’hui, c’est presque l’inverse. Les États-Unis ouvrent la voie à une sorte de proto-fascisme, et l’Europe s’accroche à des éléments de la social-démocratie, bien qu’ils soient attaqués. Ce ne sont pas les années 30, mais il y a suffisamment de réminiscences pour que ce soit très désagréable. Un signe de ce que pourrait être l’avenir, malheureusement, sont deux conférences récentes, d’abord à Budapest en mai, puis à Dallas en août.
La conférence de Budapest a rassemblé les principaux partis et mouvements d’extrême droite d’origine néofasciste. Elle s’est tenue en Hongrie parce que ce pays est en tête de file d’une sorte de fascisme nationaliste chrétien, cette extrême droite raciste, qui écrase la pensée indépendante et contrôle la presse. C’est ce que le Premier ministre hongrois Viktor Orbán appelle fièrement la « démocratie illibérale » – tout est sous le contrôle de l’État. La principale vedette était la Conférence d’action politique conservatrice (CPAC) des États-Unis. C’est le noyau dur du Parti républicain. Trump a prononcé un discours virtuel faisant l’éloge d’Orbán. L’animateur de Fox News Tucker Carlson a été subjugué par la magnificence d’Orbán. Voilà l’avenir des États-Unis : un nationalisme chrétien raciste et de droite, un contrôle par l’État de la pensée et des institutions indépendantes, le contrôle des universités, de la presse, etc.
Puis vint la conférence CPAC à Dallas. Orbán y était l’orateur principal, le guide de l’avenir. Il a utilisé à peu près le même type de rhétorique. Nous l’entendons également dans la Cour suprême d’ultra-droite. Le Parti républicain prépare très ouvertement – ce n’est pas un secret – la voie pour essayer de contrôler et de manipuler les élections afin d’obtenir un pouvoir permanent en tant que parti proto-fasciste minoritaire. Ils pourraient réussir. Si c’est le cas, cela ouvrira la voie à une sorte de proto-fascisme aux États-Unis, qui peut avoir des effets énormes.
Au Brésil, Bolsonaro suit déjà le scénario de Trump. Il a annoncé que s’il ne gagne pas, c’est que ce n’est pas une élection légitime : elle est fausse. Il y a des menaces de coup d’État militaire. Le monde des affaires a déjà dit, en large majorité, qu’il préférait un coup d’État militaire plutôt que d’avoir Lula au pouvoir. Contrairement aux États-Unis, la police est assez fermement aux mains de Bolsonaro et de l’extrême droite. Quant à l’armée, nous n’en sommes pas sûrs, mais une grande partie des hauts responsables militaires soutiennent Bolsonaro. Nous ne savons pas s’ils s’en tiendront aux processus démocratiques comme cela s’est fait aux États-Unis ou s’ils se rallieront à un coup d’État. Il est donc possible qu’il prenne le pouvoir, auquel cas c’est très grave.
Cela signifierait, tout d’abord, que l’Amazonie est finie. Ce n’est pas une blague. La plus grande partie de l’Amazonie est au Brésil, et c’est un puits de carbone majeur. On sait depuis longtemps qu’à un moment donné, si la tendance actuelle se poursuit, l’Amazonie passera du statut de puits de carbone à celui d’émetteur de carbone, avec des effets dévastateurs pour le Brésil et d’énormes conséquences pour le monde entier. Eh bien, cela commence à se produire bien avant ce qui avait été prédit. À l’heure actuelle, certains secteurs de l’Amazonie ont déjà atteint le point de basculement, l’humidité produite n’est pas suffisante pour maintenir la forêt. Cela pourrait avoir un effet dévastateur sur le monde.
Bolsonaro est également un grand partisan de l’exploitation forestière, minière et agroalimentaire illégale. Il veut accélérer le processus de destruction, un peu comme le Parti républicain ici, qui se consacre à la destruction de la planète aussi vite que possible. Ils ne le disent pas en ces termes, mais c’est le sens de leurs politiques. Maximiser l’utilisation des combustibles fossiles, y compris les plus dangereux d’entre eux, et éliminer les réglementations qui pourraient atténuer leurs effets. Je ne dis rien de secret : tout cela est parfaitement public. En fait, c’est devenu tellement extrême que le secteur des entreprises, qui a le vent en poupe en cette période de proto-fascisme capitaliste sauvage, s’organise maintenant pour punir les entreprises qui ne font que révéler des informations sur l’effet écologique de leurs investissements et de leur développement. Sinon, elles sont punies par les législatures républicaines des États, qui leur retirent leurs fonds de pension, etc. C’est vraiment du capitalisme sauvage porté à un extrême presque grotesque. Et ce n’est qu’un exemple : il y a beaucoup de choses comme ça.
Vous avez peut-être vu un rapport, il y a quelques années, selon lequel l’une des grandes compagnies pétrolières, ConocoPhillips, a proposé un nouveau projet majeur de forage en Alaska. L’une des choses qui inquiètent le plus les climatologues est la fonte rapide et brutale de l’Arctique, qui se réchauffe beaucoup plus vite que la plupart des autres régions du monde. Et bien, cela libère la couverture du permafrost. Le pergélisol contient d’énormes quantités de carbone. Lorsqu’il commence à fondre, le carbone passe dans l’atmosphère, ce qui entraîne un réchauffement rapide. Mais cette fonte est également mauvaise pour les infrastructures de forage pétrolier. ConocoPhillips a donc proposé une technique consistant à enfoncer dans le pergélisol des tiges appelées thermosiphons, qui le refroidissent et le durcissent afin qu’il ne fonde pas aussi rapidement. Mais pourquoi le font-ils ? Pour pouvoir forer le pétrole plus efficacement. Je veux dire, c’est comme une course au suicide. Et ça se déroule partout.
Prenez le Moyen-Orient, le plus grand producteur de combustibles fossiles au monde. Au début du mois, un nouveau rapport a révélé que la région se réchauffe beaucoup plus rapidement que prévu. En fait, on s’attend à ce que le réchauffement atteigne presque 10 degrés Fahrenheit d’ici la fin du siècle. Cela se rapproche du niveau de survie. On prévoit maintenant que le niveau des eaux de la Méditerranée orientale augmentera beaucoup plus rapidement que prévu : 1 mètre d’ici 2050, jusqu’à 2,5 mètres d’ici 2100. Qu’arrivera-t-il à la Méditerranée orientale lorsque le niveau de la mer montera de 2,5 mètres ? Imaginez un peu. Pendant ce temps, Israël et le Liban se chamaillent pour savoir qui aura le droit de produire davantage de combustibles fossiles à leur frontière maritime. Alors que leurs pays s’enfoncent sous la Méditerranée, ils se chamaillent pour savoir qui aura le droit – l’honneur – d’administrer la touche finale. C’est de la folie.
L’Asie du Sud, à bien des égards, est encore pire. La région est déjà au niveau de la capacité de survie. Une grande partie du Pakistan est sous l’eau à cause des pluies de mousson d’un niveau qui ne s’est jamais produit. Pendant ce temps, juste à côté, il y a d’énormes sécheresses. Les agriculteurs des régions pauvres de l’Inde tentent de survivre à une chaleur de près de 50 degrés Celsius sans climatiseurs. Seuls 10 % de la population en possèdent, et ceux qu’ils ont sont pour la plupart démodés et polluants. Pendant ce temps, l’Inde et le Pakistan développent leurs systèmes d’armes nucléaires afin de pouvoir se détruire mutuellement dans une compétition pour savoir qui contrôlera les eaux qui diminuent et dont ils dépendent à mesure que les glaciers fondent. C’est comme si l’espèce entière était devenue folle.
Pendant ce temps, pensez à la guerre en Ukraine. L’un de ses effets les plus graves – peut-être le pire – est d’annuler les efforts, limités, déployés pour faire face au changement climatique et d’accélérer rapidement l’utilisation des combustibles fossiles, d’encourager une production accrue de combustibles fossiles, d’ouvrir de nouveaux champs d’exploitation pour s’assurer que cela continue à l’avenir. Nous avons une fenêtre étroite pour survivre, alors fermons-la autant que possible. C’est ce que cela signifie lorsque la politique officielle des États-Unis consiste à poursuivre la guerre pour affaiblir la Russie et repousser les négociations. C’est ce que cela signifie. Non seulement l’augmentation de la menace de guerre nucléaire, la mort des Ukrainiens et la famine de millions de personnes parce que le flux de céréales et d’engrais est coupé, mais aussi la course à la destruction de la vie humaine organisée sur Terre en maximisant l’utilisation des combustibles fossiles pendant la brève période où nous pourrions la réduire ou nous sauver. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement.
DB : 50 degrés Celsius correspondent à 122 degrés Fahrenheit – des températures atteintes l’été dernier en Inde, au Pakistan, en Irak et dans d’autres parties de l’Asie occidentale et méridionale. Mais revenons à l’Europe et au fascisme : d’aussi loin que je me souvienne, la Suède a été exaltée par une partie de la gauche américaine comme une sorte d’utopie où des choses merveilleuses se produisent, où le gouvernement est bienveillant et où les gens sont heureux. Eh bien, récemment, un groupe de droite fondé par des néo-nazis est devenu le plus grand parti dans la coalition gouvernementale probable de la Suède. En Allemagne, il y a l’AfD, Alternative für Deutschland. En France, Le Pen bénéficie d’un large soutien. Erdoğan règne en maître en Turquie. Et il n’y a pas que l’Europe. Arundhati Roy dit que l’Inde est un endroit « dangereux » où « une démocratie fragile et profondément défectueuse s’est transformée – ouvertement et effrontément – en une entreprise criminelle, hindou-fasciste avec un énorme soutien populaire », sous Narendra Modi. Avez-vous déjà remarqué quelque chose d’identique, historiquement parlant ?
NC : Eh bien, les années 1930… Ce n’était pas identique : il n’y a rien actuellement qui ressemble au nazisme réel, qui dépassait les limites de la violence et de la brutalité. Mais il est assez dur, comme l’Inde de Modi. Il y a beaucoup de répression, de violence et de violations des droits humains, mais ce n’est pas l’Allemagne d’Hitler. Ce n’est pas l’Italie de Mussolini. C’est assez mauvais, et ça va dans cette direction, mais ce n’est pas ça. Comme je l’ai dit, dans les années 1930, il y avait une différence cruciale, je parle des États-Unis : alors qu’une grande partie du monde sombrait dans les ténèbres fascistes, les États-Unis se dirigeaient vers la social-démocratie. Les programmes du New Deal n’étaient pas très radicaux, mais ils amélioraient certainement la vie des gens et leur donnaient de l’espoir. Les entreprises n’aimaient pas ça. Ils se préparaient à une offensive pour le repousser.
Je suis sûr que vous vous souvenez de l’excellent livre d’Alex Carey, Taking the Risk Out of Democracy publié en 1995 [Retirer le risque de la démocratie, NdT], dans lequel il décrit l’offensive des entreprises dans les années 30. La presse économique, cite-t-il, était profondément préoccupée par ce qu’elle appelait la montée du pouvoir politique des masses. Elle a commencé à la fin des années 30 à essayer d’organiser des actions pour repousser ce pouvoir. Ces efforts ont été mis en suspens pendant la guerre, mais juste après, la communauté des affaires organisée et dirigée par les États-Unis a déployé d’énormes efforts pour repousser cette menace de démocratie populaire et de démocratie sociale. Cela a pris du temps. Un personnage comme Eisenhower, par exemple – le dernier leader politique américain authentiquement conservateur –, soutenait fermement le New Deal et l’organisation du travail. Selon les normes d’aujourd’hui, il passerait pour un radical enflammé.
Mais le monde des affaires s’y est mis. Finalement, une opportunité s’est présentée dans les années 70, lors d’une crise économique, et le monde des affaires a saisi l’occasion. Si vous regardez les statistiques globales aux États-Unis – presque toutes : mortalité, coûts des soins de santé, incarcération, salaire minimum – vous voyez un point d’inflexion au milieu des années 70. Les États-Unis évoluaient comme la plupart des autres pays développés jusqu’au milieu des années 70. Puis cela s’arrête, et le pays s’écarte du spectre dans tous ces domaines. À ce moment-là, c’était la fin du régime Carter. Puis Reagan a pris le pouvoir et a accéléré le processus, ouvrant tous les robinets. Depuis lors, bien sûr – c’était la même chose en Angleterre sous Thatcher – cela s’est répandu dans le monde entier. C’est une guerre de classe majeure, une guerre de classe brutale, qui a dévasté une grande partie du monde et a engendré une énorme colère, du ressentiment, du mépris pour les institutions. C’est dans ce contexte que l’on voit apparaître ces partis proto-fascistes. Il n’est pas trop tard pour inverser la tendance, mais nous n’avons pas beaucoup de temps.
DB : C’est certainement l’avis du Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres. Il n’a cessé de nous mettre en garde contre les dangers que nous courons si nous n’agissons pas, et ce très, très vite.
NC : Il a raison. Malheureusement, trop peu de gens l’écoutent. Il y a des gens qui écoutent, les jeunes d’Extinction Rebellion et du Sunrise Movement [Mouvement du lever du soleil, NdT]. Les gens qui sont dans les rues pour manifester, faire de la désobéissance civile, demander que vous fassiez quelque chose. Ils tentent désespérément d’attirer l’attention du secteur plus âgé de la population, de ceux qui détiennent le pouvoir politique, pour qu’ils fassent quelque chose, qu’ils mettent un terme à cette folie et qu’ils profitent des opportunités qui s’offrent à nous pour aller de l’avant. C’est la lutte qui est en cours.
DB : Il existe une littérature intéressante sur le fascisme. Dans les années 1930, Sinclair Lewis a écrit un roman intitulé It Can’t Happen Here [Cela ne peut arriver chez nous, NdT]. Des décennies plus tard, Philip Roth a écrit un roman intitulé The Plot Against America [2004, Le complot conre l’Amérique, NdT]. L’ouvrage le plus connu en France est sans doute La Peste d’Albert Camus (1947), une allégorie sur l’occupation allemande de la France. À la fin du roman, le docteur Rieux met en garde les gens qui font la fête dans les rues parce qu’ils pensent que la peste est passée et qu’elle ne reviendra plus. Il prévient « que le bacille de la peste ne meurt jamais et ne disparaît jamais pour de bon ; qu’il peut rester en sommeil pendant des années et des années… qu’il attend son heure… et que peut-être le jour viendrait où… il réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une ville heureuse. »
NC : Des gens ont lancé des avertissements. Vous pouvez ajouter Aldous Huxley, George Orwell, Yevgeny Zamyatin plus tôt, mais ce sont des voix dans le désert. En ce moment, l’image qui me vient à l’esprit est celle de quelqu’un tombant d’un gratte-ciel, et alors qu’il passe étage après étage, il y a des bras qui se tendent, avec des gens qui disent : « Attrapez mon bras. Je vais vous tirer et vous sauver. » Et il continue à dire, « Ne vous inquiétez pas, tout va bien. C’est très amusant. Ne vous inquiétez pas. » C’est nous.
DB : Vous avez mentionné Extinction Rebellion et Sunrise Movement comme points de résistance, mais ont-ils assez de pouvoir pour vraiment provoquer le changement ? Je pense à ce qui s’est passé au Sri Lanka en juillet, où un soulèvement populaire a littéralement renversé le gouvernement corrompu du président Gotabaya Rajapaksa. Pensez-vous que cela puisse se produire ici ? Y a-t-il des ingrédients pour une révolte de la gauche, et non de la droite ?
NC : Le Sri Lanka constituait une situation très spéciale. C’était vraiment un désastre total. Le pays s’est tout simplement effondré. Il y avait une corruption énorme qui a suivi les prescriptions néolibérales jusqu’au désastre. Bien sûr, le pays a connu une terrible guerre civile, qui a été dévastatrice.
Y a-t-il des signes d’un soulèvement de la gauche aux États-Unis ? Pas que je puisse voir. S’il y a un soulèvement aux États-Unis, du moins dans les circonstances actuelles, il viendra de l’extrême droite, tout comme au Brésil. L’une des choses que Bolsonaro a faites au Brésil a été de libérer un flot d’armes. Les armes étaient assez bien contrôlées au Brésil. Il les a juste ouvertes. Ce n’est pas pour le plaisir, ce n’est pas pour tirer sur des rats. C’est pour un soulèvement. Aux États-Unis, bien sûr, c’est écrasant, et la Cour suprême donne un coup de main.
« C’est vraiment du capitalisme sauvage porté à un extrême presque grotesque. »
L’une des récentes décisions de la Cour suprême, menée par Clarence Thomas, a été d’annuler une loi new-yorkaise de 1913 qui exigeait que si les gens veulent porter une arme dissimulée à New York, ils doivent fournir une sorte de raison pour cela, une justification. L’importance des mots de Thomas est que ce pays est tellement haineux, affreux, hideux que les gens ont besoin d’armes s’ils veulent prendre le métro ou aller dans un magasin. C’est le genre de pays dans lequel nous vivons. Vous n’avez donc pas besoin de donner une raison pour avoir une arme dissimulée à New York ou ailleurs : vous avez déjà une raison.
Ce pays est tombé si bas que vous n’êtes tout simplement pas être prêt à sortir si vous n’avez pas d’armes pour vous défendre. C’est un peu comme Ted Cruz au Texas. Il dit qu’il y a une réponse simple aux fusillades dans les écoles : les transformer en camps armés, les fortifier, y envoyer un bataillon de Marines, apprendre aux enfants à se cacher, apprendre aux enseignants à tirer, et c’est l’environnement éducatif dont vous avez besoin et le genre de pays hideux que ces gens veulent voir aux États-Unis. C’est le genre de soulèvement de la droite que vous risquez d’obtenir.
DB : Le décès de la reine Elizabeth le mois dernier a généré des jours et des jours de couverture médiatique, de commentaires et de reportages sans fin. Imaginez l’impact sur le public si la crise climatique recevait une telle attention ? Elle entrerait dans la conscience des gens et des mesures pourraient alors être prises. Mais ce n’est pas le cas. Nous sommes « distraits de la distraction par la distraction », comme le disait T. S. Eliot dans un de ses poèmes.
NC : Malheureusement, c’est vrai. On peut le dire de façon plus précise. Alors que l’Angleterre dépensait d’énormes quantités d’énergie, de temps et d’argent dans les cérémonies de deuil élaborées et soigneusement préparées pour Elisabeth, le pays s’effondrait pratiquement. Il suffit de jeter un coup d’œil à la monnaie. La livre Sterling a atteint le niveau le plus bas qu’elle ait jamais eu par rapport au dollar, et il y a une crise énergétique qui se profile. Les gens ne peuvent pas payer leurs factures. Les banques alimentaires ne peuvent pas prendre soin des gens. Le pays s’effondre – alors, organisons une cérémonie élaborée pour la Reine. La principale proposition du nouveau budget du nouveau gouvernement conservateur dirigé par Liz Truss était des réductions d’impôts pour les riches.
DB : Les décideurs politiques et les soi-disant dirigeants sont encore très timides dans leur approche des problèmes de société et des questions de guerre et de paix. Lorsqu’une action radicale et spectaculaire est nécessaire, ils se tournent les pouces et se contentent de mesures timides. Une fois encore, la question se pose : les dirigeants et les méga-riches ont des familles, ils ont des enfants et des petits-enfants, et pourtant ils n’agissent pas pour au moins minimiser les catastrophes qui ne manqueront pas de se produire. Pourquoi ?
NC : C’est un phénomène intéressant. C’est pourquoi j’utilise l’image du type qui tombe du gratte-ciel, passe le cinquantième étage, les bras se tendent pour l’aider. Il dit : « Ne vous inquiétez pas. C’est bon. Je m’en sors très bien. » Et en fait, les riches s’en sortent très bien. Ils sont si riches qu’ils ne savent pas quoi faire de leur argent. Combien de super yachts pouvez-vous avoir ? Alors, où est le problème ? C’est la mentalité.
D’ailleurs, il n’est pas tout à fait exact de dire qu’ils se tournent les pouces. Ils agissent pour aggraver la situation – c’est bien pire. J’ai déjà donné quelques exemples : utilisons notre science et notre technologie pour durcir le permafrost afin de pouvoir extraire plus de pétrole, punissons les sociétés qui informent leurs actionnaires de l’impact environnemental de leurs investissements, afin qu’ils ne le fassent pas.
Prenez quelque chose de plus sérieux : Taïwan. Depuis cinquante ans, il y a une paix concernant Taïwan. Elle est basée sur une politique appelée la politique de la « Chine unique ». Les États-Unis et la Chine conviennent que Taïwan fait partie de la Chine, comme c’est certainement le cas en vertu du droit international. Ils sont d’accord sur ce point, puis ils ajoutent ce qu’ils appellent « l’ambiguïté stratégique » – un terme diplomatique qui signifie, nous acceptons cela en principe, mais nous n’allons faire aucun mouvement pour interférer avec cela. Nous allons simplement rester ambigus et veiller à ne rien provoquer. Donc, nous allons laisser la situation évoluer de cette façon. Cela a très bien fonctionné pendant cinquante ans.
Mais que font les États-Unis en ce moment ? Ils ne se tournent pas les pouces. Mettez de côté l’acte d’autopromotion ridicule de Nancy Pelosi ; c’était idiot, mais au moins c’est passé. Il y a bien pire. Jetez un coup d’œil à la commission des Affaires étrangères du Sénat. Le 14 septembre, elle a avancé le Taiwan Policy Act, qui sape totalement l’ambiguïté stratégique. Elle demande aux États-Unis de traiter Taïwan comme un allié non membre de l’OTAN. Mais sinon, comme une puissance de l’OTAN, ils ouvriraient des relations diplomatiques complètes, comme avec n’importe quel État souverain, et procéderaient à des transferts d’armes à grande échelle, à des manœuvres militaires conjointes et à l’interopérabilité des armes et des systèmes militaires – ce qui ressemble beaucoup aux politiques de la dernière décennie à l’égard de l’Ukraine, en fait, qui étaient conçues pour l’intégrer dans le commandement militaire de l’OTAN et en faire une puissance de facto de l’OTAN. Nous savons où cela a mené.
Maintenant, ils veulent faire la même chose avec Taïwan. Jusqu’à présent, la Chine a été assez discrète à ce sujet. Mais pouvez-vous penser à quelque chose de plus insensé ? Eh bien, c’est passé. C’était un projet de loi bipartite, adopté par 17 voix contre 5 en commission. Seuls quatre Démocrates et un Républicain ont voté contre. En gros, c’était un vote bipartite écrasant pour essayer de trouver un autre moyen de détruire le monde. Faisons une guerre terminale avec la Chine. Et pourtant, on n’en parle presque pas. Vous pouvez lire à ce sujet dans la presse australienne, qui est assez bouleversée à ce sujet. Le projet de loi est maintenant soumis au vote de l’assemblée. L’administration Biden, et c’est tout à son honneur, a demandé quelques changements au projet de loi après son passage en commission. Mais il pourrait passer. Alors quoi ? Ils ne se tournent pas les pouces. Ils disent : « Faisons la course à l’abîme aussi vite que possible. »
DB : Mais quand même, je pense à ce petit-enfant qui dit : « Grand-père, pourquoi as-tu tout gâché pour moi ? Pourquoi as-tu détruit la planète ? C’est notre seule maison. » Que pourra dire le grand-père ?
NC : Ils le disaient quand Greta Thunberg s’est levée à la réunion de Davos. C’est exactement ce qu’elle a dit. Elle a dit : « Vous nous avez trahis. » Comment l’élite a réagi ? Des applaudissements polis. « Gentille petite fille. Maintenant, retourne à l’école. On va s’en occuper. » C’est ce que dit le grand-père.
DB : Le 21 septembre, Biden s’est adressé aux Nations Unies à New York, déclarant que « la Russie a violé sans vergogne les principes fondamentaux de la Charte des Nations Unies ». Les États-Unis eux-mêmes ont un sacré palmarès en matière de violation des principes fondamentaux de la Charte des Nations Unies, bien sûr. Où sont les médias pour signaler ces contradictions et ces hypocrisies ?
NC : Il y a beaucoup de réactions dans le Tiers-Monde. La plupart sont ridiculisées. Vous lisez les commentaires du tiers monde et ils ont du mal à croire ce qui se passe. Voici le principal violateur de la Charte des Nations Unies, de loin le pire, qui nous dit : « Oh, quelqu’un a violé la Charte des Nations Unies. » Je veux dire, c’est en fait assez fou quand vous regardez ça. C’est presque difficile à croire.
Il y a un article récent dans Foreign Affairs, le principal journal de l’establishment, écrit par deux libéraux : Fiona Hill, qui a été directrice principale pour l’Europe et la Russie au Conseil national de Sécurité de 2017 à 2019 et qui est maintenant à Brookings, et Angela Stent, une éminente spécialiste de la Russie également affiliée à Brookings. Elles dénoncent d’abord Poutine, puis le Tiers-Monde. Ils disent quelque chose comme : « Ce Tiers-Monde est fou. Il y a des gens dehors qui osent réellement comparer ce que Poutine fait en Ukraine avec ce que les États-Unis ont fait au Vietnam et en Irak. A quel point pouvez-vous être fous ? »
C’est ce que dit l’élite libérale, mais vous ne trouverez pas un mot de critique à ce sujet. Bien sûr, je la critique. Peut-être que d’autres francs-tireurs le feront, mais il n’y aura pas plus de critiques de la part du grand public.
En Europe, on parle maintenant d’expulser la Russie du Conseil de Sécurité. Quelqu’un a-t-il parlé d’expulser les États-Unis et la Grande-Bretagne du Conseil de Sécurité après l’invasion de l’Irak ? En fait, si vous regardez le dossier du Viêtnam, les Nations Unies avaient même peur d’en discuter parce qu’elles avaient compris que si elles en parlaient, les États-Unis détruiraient tout simplement les Nations Unies. Donc, vous ne pouvez pas en parler. C’est le monde, la communauté intellectuelle, dans lequel nous vivons.
Jusqu’à aujourd’hui, des décennies plus tard, vous ne pouvez pas trouver quelqu’un qui fasse une critique honnête de la guerre du Vietnam, sauf à la marge. Essayez de trouver quelqu’un dans le courant dominant qui dira ce que 70 % de la population américaine disait en 1978 : que la guerre du Vietnam n’était pas une « erreur », mais qu’elle était « fondamentalement mauvaise et immorale ». L’aile gauche de l’establishment de l’époque, des gens comme Anthony Lewis dans le New York Times, disait que la guerre avait commencé par des « efforts maladroits pour faire le bien », mais qu’elle s’était transformée en une erreur parce que nous ne pouvions pas apporter la démocratie au Vietnam à un coût acceptable pour nous. Pendant ce temps, 70 % de la population disent : pas une erreur ; fondamentalement mauvaise et immorale.
Maintenant, dans le présent, voyez si vous pouvez trouver quelqu’un dans le courant dominant qui critiquera la guerre d’Irak non seulement comme une bévue stratégique, comme l’a fait Obama, mais pour ce qu’elle était : un crime international suprême. Un crime et un désastre brutal et vicieux.
À l’occasion du vingtième anniversaire de l’invasion de l’Afghanistan – un autre crime énorme – le Washington Post a publié une interview de George W. Bush. Elle a été publiée dans la rubrique Style. On y voyait ce grand-père loufoque et charmant jouant avec ses petits-enfants, s’amusant, montrant les portraits qu’il avait peints de personnes célèbres qu’il avait rencontrées. Une scène merveilleuse et charmante après vingt ans de destruction et de dévastation de l’Afghanistan.
Un système intensif d’endoctrinement tente avec beaucoup de succès d’imposer tout cela à la population. Pendant ce temps, nous faisons les choses que je viens de décrire, et pas seulement nous. Prenez la querelle entre Israël et le Liban pour savoir qui aura l’honneur de submerger les deux pays sous l’eau. Est-ce qu’on en parle ? Non. Vous avez un article dans Haaretz qui dit que c’est fou, mais pratiquement rien d’autre.
DB : Le Chili a été la cible d’une intervention américaine. Sa démocratie a été renversée par un coup d’État parrainé par la CIA en 1973. Au début du mois dernier, le pays a voté sur une nouvelle constitution pour remplacer celle adoptée par Pinochet en 1980. Le vote a été négatif à 62 %. Que s’est-il passé ?
NC : L’histoire ne s’arrête pas là. Ce vote a été précédé d’un référendum en 2020, au cours duquel 78 % des électeurs ont déclaré vouloir se débarrasser de la constitution de Pinochet. Donc, c’est une histoire mitigée. Que s’est-il passé ? Eh bien, la nouvelle constitution contenait des éléments que les gens n’aimaient pas. L’un d’eux consistait à déclarer que le Chili était une société multinationale et à accorder des droits étendus à la population indigène, ce qu’elle devrait avoir. C’était trop pour une grande partie de la population. Elle voulait quelque chose qui remplace la dictature de Pinochet, mais pas des choses comme cela. La constitution proposée donnait également des droits à la nature. C’est une idée très progressiste – trop pour une grande partie de la population. Je dois dire que les médias chiliens, tous, sont d’ultra-droite, et qu’ils ont mené une énorme campagne de dénigrement de la nouvelle constitution, en proférant toutes sortes de mensonges et d’inventions sur toutes les choses terribles qu’elle contenait.
Il y a eu des essais pour savoir si cela a eu un effet. Il y a eu des expériences pratiquement contrôlées, avec des populations similaires, qui différaient par le fait que l’une d’entre elles avait réellement vu la constitution et que l’autre n’avait lu que la presse à son sujet. Les différences étaient spectaculaires. Ceux qui avaient vu la Constitution étaient beaucoup plus favorables. Ceux qui n’avaient lu que la presse à son sujet y étaient fortement opposés.
« Je n’ai jamais vraiment accepté cette dichotomie. Ce n’est pas une réforme ou une révolution : c’est les deux. »
Nous avons vu des choses comme cela ici. Prenez la loi Build Back Better, la principale proposition de Biden. Si vous regardez ses éléments individuels, la population y était assez fortement favorable. Mais si vous regardez le projet de loi lui-même, la population était opposée parce qu’elle ne savait pas ce qu’il contenait. Ils ne voulaient tout simplement pas d’un grand programme gouvernemental de la part de ces Démocrates qui essayaient de nous imposer quelque chose. C’est le même genre d’histoire : nous l’avons vu maintes et maintes fois. Prenez la réforme des soins de santé, le soutien du public est écrasant. Mais ensuite, la propagande commerciale commence sur le fait que vous ne serez pas autorisé à voir votre médecin. Le gouvernement va vous dire quels médicaments vous pouvez prendre. Confrontée à toutes sortes d’histoires effrayantes, la population se retourne contre le projet. C’est à cela que sert la propagande. C’est ce que signifie avoir une classe d’affaires hautement consciente de sa classe, qui mène consciemment, soigneusement, constamment une guerre de classe sauvage et acharnée avec d’énormes ressources, organisations et dévouement. Cela a cet effet.
Je dois mentionner une autre chose à propos du Chili, du renversement du gouvernement démocratique et de l’installation de la dictature. Cela a eu lieu non seulement en 1973, mais aussi le 11 septembre 1973. C’est le premier 11 Septembre, bien pire que ce que nous appelons le 11 Septembre [2001, NdT]. Quelqu’un a parlé de cela ?
DB : Sur la question de ce qui peut être fait, parlons de la vieille question des réformes cosmétiques par rapport aux changements radicaux fondamentaux. C’est une question que le Dr Martin Luther King Jr. a abordée lorsqu’il a déclaré : « Pendant des années, j’ai travaillé avec l’idée de réformer les institutions existantes du Sud. Un petit changement ici, un petit changement là. Maintenant, je ressens les choses différemment. Je pense que vous devez avoir une reconstruction de la société entière, une révolution des valeurs. »
NC : On peut faire remonter cela à Rosa Luxemburg et aux principaux militants de gauche il y a plus d’un siècle. Je n’ai jamais vraiment accepté cette dichotomie. Ce n’est pas une réforme ou une révolution : c’est les deux. Il y a des réformes qui sont très souhaitables. Par exemple, une réforme du système de santé qui ferait entrer les États-Unis dans le monde. Je le dis au sens propre. En 1975, le système de santé américain était assez normal parmi les sociétés avancées – à peu près les mêmes résultats, à peu près les mêmes coûts. Puis vient la scission qui accompagne le néolibéralisme. Aujourd’hui, les coûts sont deux fois plus élevés que dans les sociétés comparables et les résultats sont parmi les pires. C’est même tellement extrême que la mortalité augmente aux États-Unis. Cela n’arrive nulle part, sauf en cas de guerre ou de peste sévère. Mais aux États-Unis, c’est le seul cas. J’aimerais voir une réforme de cela. J’aimerais que les États-Unis aient un système de santé comme les autres sociétés. C’est loin d’être suffisant, mais c’est une réforme importante. Elle permettrait de sauver de nombreuses vies, des vies de nourrissons, des vies de personnes âgées. Cela signifie que vous ne ferez pas faillite si vous devez aller à l’hôpital. Je ne suis pas contre cette réforme, je suis pour.
Nous devrions également procéder à une révolution sociale majeure dans laquelle la santé serait un droit, un droit garanti, de sorte que vous n’ayez pas à passer par toutes ces étapes. Mais c’est un changement majeur. J’aimerais aussi voir un changement social dans lequel les lieux de travail seraient démocratisés, et non des tyrannies, mais en attendant, j’aimerais voir une meilleure protection des droits des travailleurs. Ce ne sont pas des contradictions. Ce sont des mesures que vous prenez pour essayer de changer le monde. L’améliorer quand vous le pouvez, essayer de surmonter ses problèmes fondamentaux en organisant des mouvements révolutionnaires engagés. Les deux ne sont pas contradictoires.
DB : Mais étant donné la nature des institutions existantes, parlons du Congrès en particulier, où un sénateur, Joe Manchin, exerce un pouvoir démesuré et est capable de bloquer les lois qu’il ne soutient pas et de faire passer les lois qu’il souhaite. Comment cela va-t-il se produire, étant donné la structure du Congrès ?
NC : Manchin a été élu par 300 000 personnes, dont beaucoup sont en fait opposées à ses politiques. En avril dernier, l’United Mine Workers of America (UMWA), qui représente une grande partie de la classe ouvrière de Virginie-Occidentale, a accepté un programme de transition qui éloignerait les mineurs de l’industrie charbonnière qui s’effondre pour les orienter vers des formations et des emplois dans le domaine des énergies renouvelables. Manchin s’est ensuite opposé à la loi « Build Back Better » qui comprenait un tel programme, ce qui a incité le président de l’UMWA à demander à Manchin de reconsidérer sa position. Manchin veut maintenir l’industrie du charbon. Il est lui-même un baron du charbon. Il est financé par les industries du charbon. Il poursuit des politiques qui sont néfastes pour la Virginie occidentale et auxquelles de nombreux électeurs de Virginie occidentale, y compris son propre groupe minier, sont opposés.
Nous avons une démocratie très limitée. Il y a des problèmes structurels comme celui qui permet à quelqu’un comme Manchin d’avoir une voix décisive. Il y a beaucoup de problèmes. Ils devraient tous être surmontés. Nous pourrions passer les deux prochaines heures sur les moyens de les surmonter. Mais en attendant, essayons de faire tous les petits changements que nous pouvons tout en travaillant sur ces grands problèmes.
Noam Chomsky
Noam Chomsky est universitaire et linguiste. Il a rejoint l’Université d’Arizona à l’automne 2017, après plusieurs décennies au Massachusetts Institute of Technology. Son livre le plus récent est Notes on Resistance (avec David Barsamian).
David Barsamian
David Barsamian est radiodiffuseur, écrivain, ainsi que le fondateur et le directeur d’Alternative Radio, un programme hebdomadaire syndiqué d’affaires publiques entendu sur quelque 250 stations de radio dans le monde. Son dernier livre est Notes on Resistance (avec Noam Chomsky). Il donne des conférences sur les affaires mondiales, l’impérialisme, le capitalisme, la propagande, les médias et les rébellions mondiales.
Source : Boston Review, David Barsamian, Noam Chomsky, 17-10-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises