Éoliennes en baie de Saint-Brieuc :
un sabordage d’État et un pont d’or au dumping social
Sous-traitance en cascade, recours massif aux travailleurs détachés et aux pavillons de complaisance, le tout sur fond d’aides publiques mirobolantes… La maîtrise d’œuvre du parc éolien de la baie de Saint-Brieuc, confiée par l’État à la multinationale espagnole Iberdrola, vire au scandale. Les pales ne tournent pas encore que l’addition, déjà, est très salée.
ENQUÊTE
Vendredi 16 septembre 2022, vers 8 h 30, le naufrage du « St John », un navire battant pavillon de complaisance du Vanuatu, a été évité in extremis. L’équipage du bateau, victime d’une voie d’eau – un envahissement du navire par l’eau – au niveau du compartiment machines, trente minutes plus tôt, avait lancé un appel de détresse, préparé ses radeaux de survie et s’apprêtait à évacuer car le bâtiment dérivait dangereusement vers la pointe de la Varde (Saint-Malo, Ille-et-Vilaine).
À son bord, cinq hommes, de trois nationalités. L’équipage du « St John », affrété par la multinationale du câble Nexans auprès de son armateur néerlandais Van Laar Maritime, travaillait sur le chantier des éoliennes offshore de la baie de Saint-Brieuc. Le navire ne se trouvait plus qu’à 50 mètres des rochers lorsque l’équipage français du remorqueur « TSM Kermor » lui a porté secours en lui lançant une remorque en textile, tirée grâce à un système pyrotechnique, suivi d’un câble en acier.
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Finalement remorqué, l’équipage du « St John » a été ramené sain et sauf dans le port de Saint-Malo, une heure et demie plus tard. Selon Pierre Maupoint de Vandeul, le président du syndicat des officiers de la marine marchande CFE-CGC marine, ce sauvetage « met en lumière le dumping social existant sur les champs éoliens ». Avec, d’un côté, un navire battant pavillon de complaisance et sur lequel travaillent des marins « aux conditions de travail et aux salaires bien en dessous de ceux pratiqués sur la flotte française ».
De l’autre, un armateur respectant la législation et les standards sociaux français. Panama, Bahamas, Chypre, Vanuatu… sur le chantier des éoliennes de la baie de Saint-Brieuc, où se relaient quotidiennement des navires de toutes tailles allant du petit patrouilleur au gigantesque navire-grue, les pavillons de complaisance flottent impunément. Mais comment en est-on arrivé là ?
Sans concertation ni débat public
En 2011, le président Nicolas Sarkozy annonce son ambition de bâtir une filière industrielle d’avenir via la création de plusieurs parcs éoliens offshore. Aucun débat public n’a encore eu lieu, mais l’État décide d’octroyer au privé 100 km2 du domaine public maritime de la baie de Saint-Brieuc – une zone protégée, réputée pour ses réserves ornithologiques et sa pêche bien gérée de coquilles Saint-Jacques.
En mai 2012, lors du lancement de ce parc, Jean-Yves Le Drian, alors président PS de la région Bretagne, promet à son tour la création d’une « filière d’excellence de l’industrie bretonne ». En 2020, lors de la décision finale d’investissement, la multinationale Iberdrola annonce que le coût de ce chantier s’élève à 2,4 milliards d’euros.
L’ÉTAT S’EST ENGAGÉ À ACHETER L’ÉLECTRICITÉ À L’ÉNERGÉTICIEN ESPAGNOL 3 FOIS LE PRIX DU MARCHÉ, SUR VINGT ANS. COÛT : 4,7 MILLIARDS, SOIT 2 FOIS CELUI DE L’INSTALLATION DU PARC.
Avant même que ce parc ait été installé, la multinationale espagnole l’a déjà amorti. L’État s’est engagé à lui acheter l’électricité produite durant vingt ans, au prix de 155 euros le mégawattheure (MWh). Cela représente trois fois le prix actuel du marché de l’éolien offshore : en 2019, lors de l’attribution du futur site de Dunkerque, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) a annoncé que le prix moyen des offres déposées était de l’ordre de 51 euros le MWh.
Cette aide publique devrait coûter 4,7 milliards d’euros, soit près de deux fois le coût d’installation de l’infrastructure. Au-delà de cette période, Iberdrola revendra l’électricité au prix du marché. Officiellement, cette aide publique permettrait de « financer la création d’une nouvelle filière industrielle en France », ainsi que la création « d’emplois locaux à Brest ». Qu’en est-il dans les faits ? L’histoire d’un ouvrier espagnol venu travailler à Brest le raconte mieux qu’un long discours.
Emploi local : 4 embauches en alternance
Quand Pablo (1), soudeur espagnol, signe en mai 2021 à Cadix (Andalousie) une promesse d’embauche pour un emploi à Brest (Finistère), son employeur lui promet un meilleur salaire qu’en Espagne, un logement gratuit, et le prêt d’une automobile. En travaillant dur et en mettant sa vie entre parenthèses, Pablo espère économiser plusieurs milliers d’euros. Il embarque dans un autocar aux côtés d’ouvriers espagnols.
À son arrivée à Brest dans l’usine Nervión – un sous-traitant de la multinationale espagnole Iberdrola qui, via sa filiale Ailes Marines, met en œuvre le parc éolien offshore de la baie de Saint-Brieuc –, Pablo paraphe un contrat de travail français, non traduit, qu’il ne comprend pas. « Ce n’est qu’après plusieurs mois de travail que j’ai compris que j’avais signé un CDI », raconte-t-il. « Dans l’usine, nos chefs prétendaient que ce n’était qu’un CDD, mais ils mentaient. »
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Installée sur le polder de Brest, un site industriel dédié aux énergies marines renouvelables (EMR) entièrement aménagé par la région Bretagne grâce à un investissement de 220 millions d’euros, l’usine Nervión embauche à cette période 180 travailleurs, en majorité espagnols ou portugais, parmi lesquels 90 soudeurs. À l’exception de quatre Français embauchés en alternance, tous sont étrangers.
Là, vêtus d’une tenue de travail jaune réfléchissante, de gants, d’une cagoule ignifugée leur protégeant les épaules et la tête couverte de leur casque, Pablo et ses collègues soudent, à partir de grands tubes en acier importés de Corée du Sud, des éléments de fondations d’éoliennes de type « jackets ».
Durant plus d’un an, cette usine « bretonne » produit plus de 1 400 pièces, puis les expédie à Fene, en Galice, où elles sont assemblées en 34 tours en treillis de 74 mètres de haut pesant 1 175 tonnes. Pendant ce temps, 30 autres fondations métalliques sont intégralement construites en Espagne.
DES SALARIÉS ÉTRANGERS ONT ÉTÉ EMBAUCHÉS EN CDI SOUS CONTRAT DE DROIT FRANÇAIS PUIS POUSSÉS VERS LA SORTIE. UNE FAÇON D’OBTENIR UN MAXIMUM D’AIDES PUBLIQUES ?
La destination finale de ces pieds d’éoliennes ? La baie de Saint-Brieuc, en France, où elles sont en cours d’installation. Une fois immergées en mer sur une hauteur de 29 à 42 mètres à l’aide d’un navire-grue battant pavillon des Bahamas – le « Saipem 7 000 » –, ces fondations métalliques seront ancrées par des pieux forés dans les fonds marins.
En 2023, ils soutiendront une centrale électrique et 62 éoliennes titanesques de 8 mégawatts, hautes de 207 mètres – l’équivalent de la tour Montparnasse. Seuls les éléments de la moitié de ces fondations métalliques auront été produits en Bretagne, grâce à de la main-d’œuvre étrangère.
Pressions et démissions « volontaires »
En ce 21 février 2022, alors qu’il travaille depuis neuf mois dans l’usine Nervión de Brest, le soudeur est convoqué par ses employeurs. « Pablo, tu vas bientôt changer de contrat et rentrer en Espagne car le travail à Brest sera bientôt terminé, débute le chargé de recrutement. Voici la lettre que tu dois signer pour continuer à travailler avec nous. » Circonspect, Pablo examine le document.
Il le lit sans le comprendre car il est rédigé en français et non traduit. « Objet : démission. Monsieur, je vous informe par la présente de ma décision de démissionner de mon poste de… que j’occupe depuis le… au sein de la société Nervión Offshore de Brest. Mon contrat de travail prévoit un délai de prévenance de 48 heures, que je ne souhaite pas respecter, ma démission prendra donc effet le… à la fin de ma journée de travail. Je reconnais que cette démission ne donne lieu à aucune indemnité. »
« Qu’est-ce que c’est que ça ? », demande Pablo. « Tu inscris ton nom ici et tu signes là », lui répond sèchement son employeur. Flairant le piège, Pablo demande un délai de réflexion. Il rapporte la lettre chez lui, dans l’appartement qu’il occupe avec d’autres soudeurs. Alors que la plupart de ses collègues acceptent de signer cette « démission volontaire », Pablo s’y refuse. Auprès de ses chefs, il soutient qu’en tant que salarié en CDI, le droit du travail français lui donne droit à une indemnité de fin de contrat.
Les semaines suivantes, il fait l’objet de pressions. En mars 2022, ses chefs l’expulsent de son logement gratuit, puis le privent de son véhicule. « Heureusement, je connaissais un étudiant à Brest. Je suis devenu son colocataire du jour au lendemain », raconte-t-il. Le temps d’un week-end, Pablo fait l’aller-retour en Espagne afin de rapporter son véhicule personnel en Bretagne. La situation s’envenime avec ses patrons, qui lui déclarent qu’il aurait été licencié sans lui fournir des éléments de preuve.
Pablo se rend finalement à l’union locale de la CGT, à Brest. Alors que le chantier de Nervión est pratiquement achevé, le syndicat l’aide à organiser des élections professionnelles symboliques dans l’entreprise. Ce bras de fer permet à la CGT d’obtenir une indemnité de départ pour Pablo.
Contactée, l’entreprise Nervión n’a pas accepté de nous expliquer pour quelles raisons ses ouvriers étrangers ont tous signé un CDI français, ni pourquoi ces travailleurs ont démissionné « volontairement », une fois le chantier achevé. S’agissait-il d’un stratagème pour toucher des aides publiques ? D’une exigence d’Iberdrola ? Ces questions restent sans réponse car les entreprises Nervión et Iberdrola n’ont pas répondu précisément aux sollicitations de l’Humanité magazine.