Législatives En cas de victoire, la coalition de gauche mise sur la mobilisation populaire pour mettre en œuvre son programme et vaincre les résistances de la finance et du patronat.
Impôts à la source pour les entreprises, rétablissement de l’ISF, retraite à 60 ans, Smic à 1 500 euros, le programme de la Nupes est fortement décrié à droite et dans les rangs macronistes. Accusé d’« irréalisme » ou d’être trop coûteux, il fait l’objet d’une vive opposition, en particulier du patronat, qui laisse entrevoir de forts blocages en cas de majorité de gauche. Nous avons rencontré les responsables de trois des formations engagées dans la nouvelle alliance.
Comment surmonter les résistances en cas de victoire aux législatives ?
Éric Bocquet Le programme de la Nupes est ambitieux et à la hauteur des défis de notre temps, tous les libéraux s’époumonent et s’agitent pour le déclarer irréaliste et utopique. Il nécessitera la mobilisation de capitaux nouveaux. La doxa relayée de manière incessante depuis plusieurs décennies a toujours eu comme objectif suprême de convaincre l’opinion qu’il n’y a plus d’argent dans notre pays, qu’il n’y a pas d’alternative à la réduction de la dépense publique et, enfin, que, quoi qu’il arrive, la France ne pourrait seule mener une politique à contre-courant des dogmes de l’Union européenne (UE). Même la pandémie que nous avons traversée a démontré que l’argent d’une autre politique existe ; malgré une économie au ralenti, les bénéfices et les profits ont continué d’exploser – ce sont ainsi, en 2021, plus de 80 milliards d’euros qui ont été distribués aux actionnaires. Appuyons-nous sur ces constats pour faire sauter le verrou de la résignation.
Corinne Narassiguin Si nous sommes majoritaires à l’Assemblée nationale, ce sera parce que les Françaises et Français nous aurons donné mandat pour appliquer notre programme. Nous ferons voter les réformes par le Parlement, tout simplement. Le patronat ne veut pas augmenter le Smic ? Ni rétablir l’ISF ? Par contre, il veut reculer l’âge de la retraite ? Comme toujours ! Mais c’est le peuple qui donne mandat à ses représentants pour mettre en œuvre un programme, pas le conseil exécutif du Medef. Pour réussir les réformes, nous devrons faire un travail en amont avec tous les syndicats, patronaux et de salariés. En effet, nous redonnerons toute sa place à la démocratie sociale. Le pouvoir de lobbying du patronat sera bien plus réduit avec notre majorité qu’avec la Macronie. Les syndicats patronaux devront de nouveau s’habituer à négocier avec les syndicats de salariés.
Comment construire un rapport de forces pour imposer ces mesures ?
Alain Coulombel La question centrale est de nature politique. Nous défendons une option volontariste de l’action politique capable de remettre en question l’ordre social existant, qui n’a fait qu’approfondir les crises de toute nature. Mais, si nous voulons réussir, le gouvernement issu de la nouvelle majorité de gauche et écologiste devra s’appuyer sur les mobilisations sociales et citoyennes.
Éric Bocquet La victoire de la Nupes aux élections législatives serait la première étape d’une nouvelle période politique. Ne nous leurrons pas et soyons très lucides, c’est un bras de fer terrible qui s’engagerait pour notre pays. Dès le lendemain du 19 juin, les marchés financiers et tous leurs fondés de pouvoir politiques se mobiliseraient pour empêcher la mise en œuvre des mesures portées par cette nouvelle majorité. Ils actionneraient l’arme de la dette, qu’ils détiennent, et n’auraient aucun état d’âme à s’opposer à l’expression démocratique du peuple de France. Ils joueraient également des blocages institutionnels à leur disposition. C’est un combat rude qui s’engagerait. La première étape, c’est le vote de nos concitoyens et concitoyennes, et ensuite viendrait le temps de l’indispensable mobilisation de tout le monde, dans les entreprises, les assemblées élues, les localités… Dès lors qu’aurait sauté le verrou psychologique, le champ des possibles s’ouvrirait, rien ne se fera sans l’engagement de la population – 1936 et 1968, deux grandes dates de notre histoire qui nous ont instruits.
Corinne Narassiguin Le programme partagé de la Nupes s’appuie sur de nombreuses revendications des mouvements syndicaux, des ONG, des mouvements associatifs et citoyens. La gauche et l’écologie, ce ne sont pas que les partis politiques. Nous nous appuierons sur toute la diversité des forces de la gauche et de l’écologie. Et nous leur demanderons d’être exigeants avec nous, pour aller au bout des réformes nécessaires. Nous savons que nous rencontrerons des résistances. Comme toujours, la droite nous contestera notre légitimité à exercer le pouvoir. Ils nous font le coup à chaque fois. Nous y sommes prêts. Des congés payés aux 35 heures, en passant par la création de l’ISF, la gauche a su mettre en œuvre des réformes sociales et fiscales radicales en alliant volonté politique et mouvement populaire. Il n’y a aucune raison qu’on ne sache pas le faire aujourd’hui. Quoi qu’en diront certains, nous aurons la légitimité démocratique pour le faire.
Le gouvernement peut imposer une hausse du Smic mais pas des autres salaires. Comment faire pour qu’ils augmentent également ?
Corinne Narassiguin En effet, la hausse du Smic sera décidée par le gouvernement Nupes. La hausse des salaires doit également intervenir le plus rapidement possible pour toutes les catégories populaires et les classes moyennes, toutes celles et tous ceux qui ont du mal à boucler les fins de mois dès le 10. Pour cela, nous tiendrons une grande conférence sociale avec tous les corps intermédiaires concernés, dont l’objectif principal sera la revalorisation salariale. Le gouvernement fixera des objectifs chiffrés clairs, la méthode sera celle de la négociation sociale. Le Parti socialiste a été vigilant sur ces points lors de l’élaboration du programme partagé Nupes. La revalorisation des salaires ne peut pas s’arrêter à l’augmentation du Smic. Les syndicats doivent retrouver toute leur place pour négocier des augmentations salariales sur le principe de la juste rémunération et de la reconnaissance de l’utilité sociale des métiers.
Dans ce cadre, la question de l’égalité salariale entre les femmes et les hommes sera primordiale.
Alain Coulombel Le nombre de Français vivant en dessous du seuil de pauvreté est estimé en 2022 à près de 12 millions, soit plus de 18 % de la population. Ce nombre n’a cessé d’augmenter, touchant en particulier les jeunes, les familles monoparentales, les retraités ou encore les travailleurs précaires. C’est pourquoi la question du pouvoir d’achat (ou du pouvoir de vivre) est une question vitale pour bon nombre de nos concitoyens. Nous savons que, depuis le début des années 1980 et le tournant néolibéral, la répartition de la richesse créée s’est faite en faveur de la distribution des dividendes, au détriment des salaires. Il est temps d’inverser la tendance et de faire en sorte que les revenus du travail permettent à chacun et chacune de vivre dignement. Et comment vivre dignement, avoir une alimentation saine, un logement décent, le droit de se chauffer, avec un salaire médian en 2019 de 1 837 euros par mois ? D’autant qu’avec une inflation galopante, dépassant la barre des 5 % pour la première fois depuis septembre 1985, la pression sur le pouvoir d’achat des ménages se fait encore plus forte. À cela s’ajoutent les faiblesses récurrentes en matière de rémunération dans bon nombre de secteurs : hôtellerie, restauration, aide à domicile, santé, éducation… Alors, oui, pour les bas et moyens revenus, la hausse des salaires est une nécessité, mais qui doit tenir compte de la diversité du tissu économique. L’impact d’une augmentation des salaires n’est pas le même dans la petite entreprise artisanale ou de services que dans la grande entreprise. C’est pourquoi la mise en place d’une politique ambitieuse des revenus passe par la revalorisation des accords de branche comme du rôle des partenaires sociaux, qui ont été très largement ignorés, voire méprisés, durant la mandature précédente. Pour autant, face au défi climatique, nous ne pouvons nous contenter d’une politique économique reposant sur une logique « post-keynésienne » de relance de la demande et de la croissance. Si l’augmentation des bas revenus est nécessaire, elle doit se faire en tenant compte de l’impact de nos activités sur la planète. En ce sens, la question de la décroissance ou de la post-croissance, de la sobriété dans nos modes de production et de consommation, ne peut être évacuée.
Éric Bocquet Nous vivons une période très difficile. Pour des millions de familles, la question du pouvoir d’achat est devenue la première préoccupation. Du côté des gouvernants successifs, on nous explique qu’une hausse des salaires est absolument inenvisageable. La question fondamentale que ce sujet pose est bien celle du partage de la valeur ajoutée. En effet, la part de la valeur ajoutée consacrée aux dividendes a presque triplé en vingt ans. À l’inverse, celle qui était destinée à la rémunération du travail a diminué. Concrètement, les salaires et les cotisations qui y sont rattachées n’ont pas suivi la courbe des profits. La France est devenue la championne du monde du versement de dividendes. Si la part des dividendes versés aux actionnaires du CAC 40, ces dernières années, avait été maintenue au taux de 2009, les entreprises auraient pu accorder plus de 2 000 euros à chaque salarié et salariée. Il y a donc urgence à augmenter le Smic pour lancer une grande conférence interprofessionnelle sur les salaires mettant au cœur des débats la question de la répartition de la valeur ajoutée.
Énergie, transports, « discipline budgétaire ». Certaines politiques sont, en grande partie, du ressort de l’Union européenne. Comment la Nupes entend-elle désobéir ?
Éric Bocquet On ne peut en effet faire l’économie d’un débat de fond sur le fonctionnement de l’UE. Ce projet politique né en 1957 fut d’abord et avant tout conçu comme un « marché commun ». Le marché au cœur, sans objectif d’harmonisation sociale par le haut, ni d’harmonisation fiscale. Cette union est un espace libéral de « concurrence libre et non faussée » selon les termes des traités européens. Il est incontestable que les critères européens constituent un carcan pour la souveraineté économique des États. Or, la pandémie a fait exploser les règles budgétaires en vigueur, les 3 % de déficit et les 60 % d’endettement, c’est de fait fini ! L’interdiction faite à la Banque centrale européenne (BCE) de financer directement les États (article 123 du traité de fonctionnement de l’UE), voilà un principe qui a été sérieusement ébranlé. En effet, la BCE, au sortir de cette crise, se trouve détenir 3 000 milliards d’euros de dette publique des États membres par sa politique de rachat sur le marché secondaire. Alors, oui, le moment est venu de remettre à plat les règles budgétaires et financières de l’UE.
Corinne Narassiguin Ce ne sera pas la première fois que la France dérogera transitoirement à certains traités ou règlements européens. D’autres pays le font également. Nous nous en expliquerons auprès de la Commission européenne et du Conseil de l’Europe, après avoir recherché des soutiens dans d’autres gouvernements européens, qui eux aussi défendent une évolution de l’Europe vers le mieux-disant social et écologique. Rappelons que le Parti socialiste européen a salué l’accord Nupes. Nous ne dérogerons jamais aux principes fondamentaux qui garantissent l’État de droit et le respect des droits humains. Mais, en matière économique, sociale et écologique, le fonctionnement de l’UE a trop souvent été un frein à l’ambition de gouvernements de la gauche et de l’écologie en Europe. Si nous voulons que nos concitoyennes et concitoyens voient de nouveau l’Europe comme un espoir, un cadre politique qui améliore aussi leur quotidien et garantit l’avenir de leurs enfants, il faut faire évoluer l’UE.
Alain Coulombel Le programme est clair : constituer des alliances pour obtenir des majorités sur des textes favorisant le progrès social et écologique, opposer notre droit de veto aux accords de libre-échange, avancer à quelques-uns s’il y a un blocage à 27, s’appuyer sur les forces citoyennes ou syndicales qui partagent nos objectifs, et enfin opérer un choc de démocratie en convoquant une Convention européenne pour la révision et la réécriture des traités européens. Si, comme écologistes, nous considérons qu’aucun gouvernement n’est en capacité de faire face seul aux défis du présent (défis sociaux, climatiques, démocratiques), reste que nous avons besoin d’une autre Europe, une Europe insensible au poids des lobbies financiers ou de l’agro-industrie. Quand l’UE ouvre la voie à une nouvelle législation sur les nouveaux OGM ou sur le glyphosate, nous devons être capables de dire non. Quand l’UE nous empêche de constituer un pôle public de l’énergie, nous devons résister. Quand l’UE cherche à imposer son modèle de « concurrence pure et parfaite », nous devons nous mobiliser contre l’ouverture indifférenciée à la concurrence. Par ailleurs, le débat sur la désobéissance a quelque chose de purement factice, dans la mesure où les institutions et les gouvernements européens sont les premiers à ne pas respecter leurs propres règles. L’Europe est avant tout un projet politique en construction qui doit évoluer pour être à la hauteur de l’urgence écologique et sociale.
entretiens croisés réalisés par Pierre-Henri Lab