Le texte complet de la tribune de Fabien Roussel :
7 février 2025 Tribune de Fabien Roussel : L’émotion de censure
Lu dans Mediapart : https://www.mediapart.fr/journal/politique/050225/gauche-les-unitaires-attendent-nouveau-leur-heure
À gauche, les unitaires attendent (à nouveau) leur heure
Les partisans de l’unité à gauche, qui voient le fossé se creuser entre socialistes et Insoumis, s’activent désespérément pour conjurer la rupture du Nouveau Front populaire. Si les clivages ne sont pas factices, ils doivent s’éclipser derrière le danger mortel d’une victoire de l’extrême droite en 2027, défendent-ils.
Youlie Yamamoto pèse ses mots lorsqu’elle parle de politique, mais pour décrire le paysage global, le couperet tombe sévèrement : « L’heure est grave. » Deux raisons au moins nourrissent l’inquiétude de la porte-parole d’Attac.
L’une est évidente mais se passe en coulisses. Si le Rassemblement national (RN) a échoué à s’imposer aux élections législatives anticipées de 2024 après qu’une centaine de candidat·es investi·es ont été épinglé·es pour leurs propos haineux et complotistes, il ne répétera pas la même erreur. « Le parti est prêt, les tocards des législatives ne seront plus là, le RN dispense des formations et fait du lobbying auprès des institutions pour se constituer un vivier de cinq cents hauts fonctionnaires à nommer aux postes clés – il en a déjà la moitié », alerte-t-elle.
L’autre raison s’étale à l’inverse sur les réseaux sociaux à grand renfort d’invectives et sur les bancs de l’Assemblée nationale où le Parti socialiste (PS) va s’abstenir une nouvelle fois sur la motion de censure déposée par La France insoumise (LFI) pour faire chuter le gouvernement de François Bayrou. « Les vieilles histoires des partis de gauche reviennent, le débat entre la ligne de rupture et la ligne réformiste prend le dessus sur tout le reste, comme si cette affaire n’était pas réglée. Que fait-on de ça ? », interroge la militante, qui s’était mobilisée avec des centaines d’organisations du mouvement social pour le Nouveau Front populaire (NFP) l’été dernier.
« La gauche ne gagnera que sur une ligne claire de rupture. Si on donne l’impression d’être en soutien de la Macronie, comme le fait le PS, on sera emportés. On se bat depuis quinze ans pour éviter une situation à l’italienne [où la gauche a disparu du paysage politique – ndlr] », explique Manuel Bompard, coordinateur national de LFI, pour justifier le bras de fer qui se joue avec les socialistes.
Dans la société civile mobilisée, le désarroi le dispute toutefois à la volonté de bousculer des partis revenus à leurs réflexes identitaires. En un mois, leur désunion ouverte ou latente s’est soldée par deux défaites cuisantes à des élections partielles, à Grenoble (Isère) et à Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne). « Il faut rappeler les partis à la raison : pendant qu’ils se disputent, même sur des batailles de fond, c’est la société civile qui trinque alors qu’ils sont censés porter ses revendications. Nous sommes des millions de militantes et de militants, et on a la sensation que notre avenir est joué », décrit Youlie Yamamoto
Bousculer les partis
Pour conjurer ce sinistre avenir, des partisan·es de l’unité à gauche s’activent avec des armes légères. Le 29 janvier, Lucie Castets, ex-candidate à Matignon du NFP, organisait une soirée militante à Pantin (Seine-Saint-Denis) avec des protagonistes de la société civile et des représentant·es des quatre partis de gauche. Environ un millier de personnes s’y sont rendues.
« Après cette soirée, je suis convaincue qu’il y a un espace politique central au NFP, qui refuse de s’enfermer dans un hypothétique duel entre Jean-Luc Mélenchon et François Hollande et la mise en scène qu’il implique. Ne nous laissons pas enfermer là-dedans et renforçons cet espace, avec ou sans eux », dit-elle à Mediapart.
L’ex-directrice des finances à la ville de Paris, partisane de la censure du gouvernement Bayrou sur un budget qui « dépasse une multitude de lignes rouges, en particulier sur nos services publics », mais aussi pour son « infâme convocation de l’idée de submersion migratoire », ne dramatise pas la différence d’attitude du PS sur cette question. « Les désaccords stratégiques sont une caractéristique de l’union de la gauche depuis toujours, explique-t-elle. Mais il ne faut pas que les querelles d’intérêts des partis prennent le dessus sur l’union. »
Ce n’est pas possible d’aller sciemment dans le mur avec la reconstitution de deux blocs qui se haïssent à gauche, alors qu’on a les fascistes en face.
Pour cimenter cette union, Lucie Castets a entrepris un travail collectif sur trois axes : l’approfondissement du programme, les mobilisations locales et le processus de désignation d’une candidature commune. Le politiste Rémi Lefebvre s’est attelé à cette dernière tâche – la plus sensible. « On n’a pas beaucoup de temps, on ne sait pas quand les élections auront lieu et c’est long à mettre en place », justifie Lucie Castets.
À contre-courant de la dynamique centrifuge qui dilapide le NFP, de petits partis unionistes tentent aussi de peser : la Gauche démocratique et sociale (GDS, animée par Gérard Filoche) a fusionné avec L’Après (le mouvement qui regroupe les ex-Insoumis purgés en 2024) le 1er février. Mais le microscope est encore de rigueur pour observer le « parti des gauches unitaires ». « Je ne vois pas ce qu’on peut faire d’autre que de faire grandir cette force. Ce n’est pas possible d’aller sciemment dans le mur avec la reconstitution de deux blocs qui se haïssent à gauche, alors qu’on a les fascistes en face », commente la députée Clémentine Autain, membre de L’Après.
C’est cette même angoisse qui anime l’avocat Raphaël Kempf, ex-candidat aux législatives à Paris, investi par LFI : « Ce à quoi on assiste en termes de division est assez difficile à vivre pour moi, en qualité d’ancien candidat du NFP. L’unité me paraît indispensable dans une situation aussi tragique, avec la libération de la parole xénophobe, raciste, et la normalisation de l’extrême droite largement entamée par la loi immigration », explique-t-il.
On s’engueulera (encore) plus tard
Alors que la municipale partielle à Villeneuve-Saint-Georges a créé un précédent potentiellement traumatique à gauche, certains veulent faire des échéances municipales de 2026 une démonstration politique des vertus de l’unité.
C’est le cas de Romain Jehanin, porte-parole de Génération·s et conseiller municipal d’opposition à Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine), où la gauche se présentera unie pour la première fois sous le label « Asnières en commun ». « Ce n’est pas parce que demain nos camarades, nationalement, devaient s’invectiver qu’on le ferait localement », assure l’élu, qui appelle les forces de gauche à cesser de se déchirer en public. « Si demain il y avait des législatives anticipées, il faudrait s’y présenter unis derrière un programme qui nous a déjà rassemblés en 2022 et en 2024 ! », rappelle-t-il.
Les clivages à l’intérieur de la gauche ne sont pas factices, mais cela ne doit pas passer par-dessus toute autre considération.
Dans un contexte international marqué par la victoire de Donald Trump et l’influence grandissante de Javier Milei, et alors qu’une tripartition politique caractérise désormais le paysage politique français, pour ces unionistes l’heure n’est donc plus au débat des gauches. « Les clivages à l’intérieur de la gauche ne sont pas factices, ils renvoient à des univers profondément différents et il n’est pas indifférent de savoir qui donne le ton, mais cela ne doit pas passer par-dessus toute autre considération », explique l’historien du communisme Roger Martelli, bon connaisseur de l’époque où le secrétaire général du Parti communiste français (PCF), Georges Marchais, s’affrontait lourdement avec François Mitterrand.
« Aujourd’hui, le déséquilibre entre la gauche et la droite est infiniment plus grand qu’il ne l’était entre 1977 et 1981, et le centre de gravité de la droite s’est déporté vers l’extrême droite. L’enjeu n’est donc plus simplement de savoir qui va donner le ton dans un cadre démocratique, mais si nous allons rester dans ce cadre démocratique, ou si la France va basculer dans une nouvelle ère qu’il vaut mieux ne pas expérimenter », développe-t-il.
C’est la raison pour laquelle, passé la sidération dans laquelle la société civile organisée semble avoir été plongée après le coup de force démocratique d’Emmanuel Macron – qui a tout fait pour empêcher le NFP de gouverner –, celle-ci semble se ressaisir doucement.
Un appel à « renforcer les collectifs unitaires sur le terrain » a par exemple été lancé par des militant·es et responsables syndicaux, qui exhortent à l’unité pour constituer une alternative politique. « Face à l’extrême droite aux portes du pouvoir, rester sur son quant-à-soi risque de se payer très cher pour tous et toutes », écrit ce collectif. « On est dans une position d’attente pour réagir au bon moment, que ce ne soit pas un coup d’épée dans l’eau, mais il va y avoir une fenêtre et on va s’en saisir », conclut Youlie Yamamoto.
Et un débat d’actualité avec trois intervenants :
https://www.humanite.fr/en-debat/abstention/comment-en-finir-avec-le-renoncement-en-politique
En débat
Comment en finir avec le renoncement en politique ?
Les désertions de la gauche, particulièrement sous le quinquennat de François Hollande, ont fini de dynamiter le paysage politique. Alors que les électeurs se détournent des urnes et votent de plus en plus nombreux à l’extrême droite, il y a urgence à répondre aux aspirations sociales.
Publié le 6 février 2025 Diego Chauvet
Trois experts analysent les ressorts de cette crise et proposent quelques pistes pour en sortir.
Les partis politiques de gouvernement sont régulièrement taxés de « renoncement » par des électeurs qui les sanctionnent aux élections ou se détournent carrément des urnes. Les grands choix politiques des dernières décennies alimentent ce cycle infernal. Trois acteurs de la chose publique en débattent. Ils analysent les ressorts de cette crise et proposent quelques pistes pour en sortir.
Quels sont les effets du renoncement en politique sur la crise que nous traversons ?
Aymeric Seassau Membre de l’exécutif national du PCF, maire adjoint de Nantes
La dynamique du renoncement en politique s’amorce dès 1983, après la victoire de la gauche deux ans plus tôt. Depuis, elle promet symboliquement de « changer la vie » alors que le renoncement est acté de longue date. Le fameux « L’État ne peut pas tout » de Jospin l’illustrait déjà, et Hollande n’a fait que prolonger cette logique.
Toutefois, elle n’a pas été définitive : il y a eu des débats, des tentatives de redressement et des confrontations idéologiques ces dernières années. Mais quand le monde du travail ne trouve plus de réponse politique, d’autres idées prospèrent, favorisant la montée des tendances illibérales. Marat posait déjà cette question : « Remplacer l’aristocratie des nobles par celle des riches est-il un progrès ? »
Louise Gaxie Directrice de la Fondation Gabriel-Péri
Pour qu’il y ait renoncement, encore faut-il qu’il y ait eu une réelle volonté de changement. Si le tournant des années 1980 en est un exemple, le quinquennat Hollande interroge : voulait-il vraiment lutter contre la finance, ou s’agit-il plutôt d’inaction, voire d’impuissance ? Ce manque d’action est un facteur clé du discrédit politique et de la défiance croissante, comme le montrent les travaux de la Fondation Gabriel-Péri sur les classes populaires.
Chez les moins politisés, la dégradation des conditions de vie est directement attribuée aux élus, signe qu’ils croient encore en l’efficacité politique si elle s’attaquait réellement aux problèmes. Mais ils perçoivent les responsables comme carriéristes et déconnectés du quotidien. Chez les citoyens plus politisés, d’autres arguments sont avancés, notamment l’idée que la mondialisation et la financiarisation ont pris le pas sur la politique, réduisant les marges de manœuvre des gouvernements. Cette perception nourrit encore davantage la défiance et alimente aussi l’abstention
Benjamin Morel Maître de conférences en droit public à l’université Paris-Panthéon-Assas
La politique est le moyen d’agir collectivement sur notre destin, et l’État, un instrument de souveraineté. Si l’on estime que le politique n’a plus de marge de manœuvre et se réduit à de la communication, trois réactions émergent : l’abstention et le repli sur la sphère privée, le communautarisme avec une logique de négociation face à un État arbitre, ou le rejet du système et la recherche d’un homme providentiel.
C’est ainsi que naissent les dynamiques populistes et autoritaires, incarnées par des figures comme Donald Trump ou d’autres leaders charismatiques. L’histoire montre que, lorsque la politique perd sa substance, elle ressurgit violemment. En Russie, l’effondrement de l’État sous Eltsine explique en partie l’adhésion à Poutine, perçu comme le seul rempart contre le chaos. Et une fois l’autoritarisme installé, il devient très difficile d’en sortir.
Justement. En France, selon certains sondages, une part significative des citoyens exprime le désir d’un pouvoir fort. Est-ce ce même phénomène qui transparaît ?
Benjamin Morel : Les enquêtes que nous avons examinées récemment montrent que la situation est plus complexe qu’il n’y paraît. La crise de l’action politique, devenue crise politique, est généralisée en Occident. Toutefois, la France a une spécificité : tous les cinq ans, elle élit un « sauveur » censé tout changer.
Mais, six mois plus tard, il a renoncé à tout et ne nous a pas sauvés, ce qui engendre une immense frustration. Le mythe gaullien de la Ve République joue un rôle majeur dans cette mécanique. La personnalisation du pouvoir fait croire que le problème est d’ordre individuel plutôt que systémique, rendant cette mécanique difficile à briser.
Louise Gaxie : Une immense partie de la population française a été socialisée dans un contexte où la seule élection véritablement décisive est la présidentielle. Ce cadre renforce l’attrait pour un homme fort perçu comme une solution. Trump en est un exemple aux États-Unis, mettant en scène son pouvoir à travers des gestes spectaculaires. Si la crise politique n’est pas d’abord institutionnelle, sortir de cette logique du sauveur nécessite un travail de fond sur la socialisation politique.
Aymeric Seassau : La Russie n’est pas comparable aux États-Unis et à la France, qui sont des nations politiques fondées sur un pacte social et des institutions. Ces deux pays connaissent une hyper-présidentialisation qui pousse à surjouer la figure du leader providentiel, comme Macron l’a fait une fois élu.
Mais, derrière ces symboles, il y a une réalité : l’alignement des pouvoirs avec les intérêts du capital contre ceux du travail. La question sociale reste dominante dans les réflexes politiques, mais manque d’un débouché concret. La désindustrialisation a fragilisé cette dynamique. La réindustrialisation est donc un enjeu clé, non seulement économique, mais aussi pour restaurer la confiance dans l’action politique.
Quel rôle a joué l’affaiblissement du mouvement social et des syndicats dans cette crise politique ?
Benjamin Morel : Un mouvement social peut être un instrument de représentation collective, indépendant du cadre électoral. La légitimité politique ne se résume pas à la seule légalité des urnes. Une mobilisation sociale qui bénéficie d’un large soutien populaire a aussi une forme de légitimité, même si elle n’est pas institutionnalisée. Pourtant, depuis des années, le pouvoir cherche à contourner ou écraser ces mobilisations, considérant toute opposition illégitime une fois une loi votée.
Cette stratégie a renforcé l’idée que les mouvements sociaux étaient inefficaces, qu’ils n’étaient plus capables d’imposer des contre-pouvoirs. Cela a affaibli syndicats et corps intermédiaires, ouvrant la voie à des mouvements spontanés comme les gilets jaunes et compliquant le dialogue social.
La Ve République repose sur la domination absolue de la majorité. Avec une Assemblée de godillots, un président peut gouverner sans entraves, ce qui lui confère des pouvoirs d’une ampleur inégalée dans le monde occidental. Historiquement, seul un mouvement social d’ampleur couplé à une obstruction parlementaire a pu contraindre un gouvernement à reculer, comme lors du CPE.
Or, ces dernières années, l’exécutif a non seulement ignoré les mobilisations sociales, mais aussi restreint les outils d’opposition parlementaire. Cela lui permet de passer en force sur des réformes impopulaires, comme celle des retraites, mais en envoyant le message que la démocratie parlementaire n’a plus de poids, ce qui alimente la défiance des citoyens envers la politique.
La gauche au pouvoir s’est-elle aussi coupée des mouvements sociaux ?
Louise Gaxie : L’histoire montre que, pour aboutir à des avancées sociales, une mobilisation collective doit trouver un débouché politique. Il faut une majorité capable de transformer ces revendications en politiques publiques concrètes. En 1936, les conquêtes sociales ont été possibles grâce à l’alliance entre un mouvement puissant et un gouvernement prêt à les traduire en actes.
Depuis les années 1980, la situation est différente : pour beaucoup de citoyens, les gouvernements, qu’ils soient de droite ou de gauche, n’ont pas amélioré leurs conditions de vie. La précarisation s’est étendue, et des enjeux majeurs comme le chômage, le logement ou l’accès aux services publics restent sans réponse. Le rapport de force entre capital et travail a été profondément modifié par des décisions politiques.
Au XXe siècle, la classe ouvrière s’était construite grâce à un effort militant des syndicats et des organisations politiques, unifiant les travailleurs. Ce processus a été déconstruit, renforçant le pouvoir du capital et rendant impossible la mise en place de politiques publiques répondant aux besoins des travailleurs. Tant que les revendications sociales ne seront pas prises en compte, la crise politique perdurera.
Aymeric Seassau : Les puissances d’argent et le capital ne sont pas de simples spectateurs : ils influencent activement les politiques. Historiquement, les succès de la gauche ont reposé sur un équilibre entre rapport de force politique et social. En 2010, la mobilisation contre la réforme des retraites a contribué à la défaite de Sarkozy, même si Hollande, une fois élu, a renié ses engagements sur la finance.
Le mouvement des gilets jaunes illustre un paradoxe : malgré des revendications disparates, son principal message visait Macron, incarnation du pouvoir présidentiel centralisé. Cette logique se retrouve aussi dans la stratégie de Mélenchon, qui a fait de la présidentielle l’axe central de son mouvement, renforçant la personnalisation du pouvoir inhérente à la Ve République. Cette approche a conduit à des impasses, comme lors du débat sur la réforme des retraites.
Alors que certains syndicats voulaient démontrer l’absence de majorité sur l’article 7 portant sur l’âge légal, l’obstruction parlementaire de FI a empêché ce débat, révélant un décalage entre stratégie institutionnelle et mouvement social. Parallèlement, l’affaiblissement des mobilisations s’accompagne d’un recul de l’action publique.
En Pays de la Loire, par exemple, la présidente de région a abandonné l’essentiel des politiques publiques, transformant progressivement les collectivités locales en agences déconcentrées de l’État, au profit des logiques de marché. Ce qui renforce la défiance à l’égard de la politique.
Louise Gaxie : Dans les entreprises où les syndicats restent forts, la participation aux élections est plus élevée, soulignant l’importance de la socialisation politique au quotidien. Or, la lutte contre la défiance est souvent pensée par un microcosme très politisé, alors que la majorité de la population n’a pas le même rapport à la politique. Un défi majeur réside dans la transformation du travail et des collectifs de travail.
Avec l’ubérisation, les horaires décalés et la fragmentation des espaces professionnels, il devient difficile pour les syndicats d’organiser une socialisation politique quotidienne. Autrefois présente dans les lieux de travail, les quartiers ou la presse militante, cette dimension a largement disparu. Si l’on veut que les classes populaires s’engagent davantage, la politique ne peut rester cantonnée à la sphère privée et familiale.
Est-ce que cela signifie que les partis politiques traditionnels devraient revoir leur mode de fonctionnement ?
Benjamin Morel : C’est une question complexe, car le modèle classique du parti structuré avec une base militante formée reste, à long terme, le plus efficace. Il permet de former un personnel politique compétent, capable de gérer des collectivités et de maîtriser l’action publique. Mais s’il s’agit uniquement de gagner des élections, ce modèle est beaucoup moins adapté que les structures mouvementistes qui se développent.
Un leader médiatique entouré d’un cercle restreint de conseillers peut imposer une ligne politique sans être contesté et adapter son discours en fonction des sondages et des tendances. C’est la logique du « en même temps », qui permet de séduire des électorats variés sans ligne idéologique trop marquée.
Mais ce modèle ne produit pas de personnel politique expérimenté et ne laisse aucun héritage durable. Une fois l’élection passée, il ne reste rien de structurant. Ce phénomène se retrouve en Europe, où des formations opportunistes émergent, gagnent, puis disparaissent ou s’effondrent après quelques cycles électoraux.
Aymeric Seassau : Les grandes forces politiques actuelles – Rassemblement national, macronisme, France insoumise – reposent sur une forte incarnation et une autorité verticale du chef. Mais un parti politique ne vit que tant qu’il est utile, et disparaît lorsqu’il ne l’est plus comme le montre l’histoire des partis communistes en Europe. L’enjeu n’est pas seulement d’avoir une structure solide, mais de maintenir un lien organique avec le monde du travail. C’est ce qui permet à des partis comme le PCF de conserver une proximité avec les travailleurs et les syndicats, et explique l’engagement de ses militants.
Lorsque Macron a refusé de nommer Lucie Castets à Matignon, pourquoi n’a-t-on observé aucune réaction de masse face à un tel mépris du suffrage universel ?
Louise Gaxie : Les réactions ont été limitées aux cercles politisés, car, pour beaucoup de citoyens éloignés de la vie politique, ces questions institutionnelles restent abstraites. Le président nomme qui il veut, et cela suffit à expliquer la situation à leurs yeux. Comprendre les règles parlementaires, la logique des alliances ou la nomination du chef du gouvernement demande une culture politique que tout le monde ne possède pas. Ce qui domine, c’est une impression de chaos institutionnel. Plutôt que d’analyser les causes profondes, beaucoup y voient un désordre supplémentaire, renforçant leur perception de l’inefficacité du système.
Benjamin Morel : La crise politique actuelle crée un sentiment d’impasse. Aucune solution évidente ne se dégage, renforçant une instabilité institutionnelle et une forme d’apathie : mieux vaut une continuité insatisfaisante que le chaos total. Mais cette situation agit aussi comme un poison lent dans les différents électorats.
À gauche, certains estiment que leur victoire a été volée, tandis qu’au Rassemblement national, on dénonce un système empêchant leur accès au pouvoir malgré leur progression. L’électorat centriste, lui, prend conscience de sa minorité démographique et des difficultés à maintenir le pouvoir sous Macron. La dissolution de 2024, perçue comme un pari risqué, voire un auto-sabordage, a accentué son ressentiment, non seulement à cause du résultat, mais aussi du fait même qu’elle ait eu lieu.