ENTRETIEN. Pierre Rosanvallon au chevet de la démocratie
L’historien et politologue poursuit son enquête sur les mutations de la démocratie contemporaine. Dans son dernier livre, il s’intéresse aux « institutions invisibles » qui sont de nature à protéger la démocratie des mirages populistes.
Pierre Rosanvallon est professeur émérite au Collège de France. Il est l’auteur de nombreux ouvrages qui occupent une place majeure dans la théorie politique contemporaine, la réflexion sur la démocratie et la question sociale. Il a notamment fondé La République des idées et la Vie des idées. Son dernier ouvrage, Les Institutions invisibles (Seuil, 23,50 €), s’intéresse à l’autorité, la confiance et la légitimité comme fondements de la démocratie.
Comment réagissez-vous aux résultats de l’élection présidentielle américaine ?
Ce qui se passe aux États-Unis est un basculement qui s’inscrit dans un mouvement général du monde. C’est la progression de ce qu’on appelle l’extrême droite ou le populisme. Aujourd’hui, ce ne sont plus simplement les intérêts économiques qui définissent le vote, mais tout un ensemble de positions identitaires et de questions de société. La division des opinions ne s’opère plus selon les critères traditionnels gauche-droite, le conflit de classe, le travail contre le capital, le salaire contre les profits.
Qu’est-ce que cela change ?
Quand le monde est coupé par des conflits d’intérêts, on peut toujours les négocier et trouver des terrains d’entente. Toute l’histoire de la négociation syndicale et de ce qu’on a appelé la social-démocratie a été l’histoire d’une sorte de compromis entre le travail et le capital. Les conflits sur des questions de société sont moins susceptibles de faire l’objet de compromis. Ce ne sont pas simplement des points de vue différents qui doivent chacun être respectés, ce sont des visions du monde qui se veulent définitivement antagonistes.
« Une bonne leçon pour la gauche »
Quelles leçons en tirez-vous ?
Si les plus démunis votent pour Trump, ce n’est pas parce qu’ils partagent sa politique fiscale ou sa vision du capitalisme, mais parce qu’ils apprécient la façon dont il appréhende la dignité des gens d’en bas. C’est une bonne leçon pour la gauche en Europe et dans le monde. Elle doit redéfinir ses rapports au monde social qui n’est pas seulement un monde qu’on peut appréhender statistiquement, à partir de revenus et du patrimoine. Il faut l’appréhender à partir de la façon dont les gens perçoivent leur place dans le monde et l’attention qu’on leur porte.
Dans vos livres, vous étudiez les mutations de la démocratie contemporaine. Quelle nouvelle pierre apporte Les Institutions invisibles ?
Ce livre s’insère dans une réflexion d’ensemble sur l’impuissance politique. Celle-ci se traduit dans le fait que, bien que la part du produit intérieur brut consacrée aux dépenses publiques soit de plus forte, les rendements sont décroissants. J’y vois trois raisons. La première : on veut agir sur une société qui n’est pas la société réelle, mais la société statistique dont je parlais. La deuxième : on est enfermé dans le court terme sans être capable de dégager le chemin vers le long terme.
Et la troisième ?
C’est ce dont je parle dans ce livre, on ne voit pas que la société ne fonctionne pas simplement avec les institutions habituelles, les administrations, la police, l’école, les entreprises, etc.,il y a aussi tous ces piliers souterrains qui organisent en profondeur les relations sociales et les relations entre les individus et les institutions. Ces trois institutions invisibles sont la confiance, la légitimité et l’autorité. Si on n’en tient pas compte, on ne comprend pas pourquoi les sociétés marchent ou pas.
« La légalité n’est pas la légitimité »
Pourquoi dites-vous que l’élection n’est pas un gage de légitimité ?
L’élection est une garantie de légalité, elle définit une procédure reconnue par tous. Elle est nécessaire pour désigner des dirigeants, trancher entre des concurrents. Mais elle a ses limites. Elle ne donne aucune garantie sur le comportement futur des élus. La légalité a une vertu procédurale. La légitimité désigne ce qui est conforme à l’intérêt commun. Elle procède d’un jugement moral, c’est la grande différence.
Comment construit-on de la légitimité ?
La démocratie se définit par tout un ensemble de fonctionnalités. Ce n’est pas seulement choisir des dirigeants ou des grandes orientations. La démocratie, c’est aussi faire vivre la délibération, le contrôle, les mécanismes de surveillance, c’est rendre des comptes. La démocratie est le régime qui oblige le pouvoir à s’expliquer en permanence. Il faut faire vivre ces autres fonctionnalités de la démocratie pour qu’un pouvoir soit reconnu non pas simplement comme légal, mais comme légitime.
Vous avez dit que les manifestations de la rue ont aussi une certaine légitimité…
L’expression populaire ne se limite pas à donner un pouvoir de gouverner, elle s’exprime à chaque fois que les projets viennent au-devant de la scène. C’est ce qu’on pouvait reprocher au président Macron, au moment de la réforme des retraites : il a confondu légalité et légitimité.
Il pourrait vous répondre que ce n’est pas la rue qui gouverne…
La démocratie vit en permanence sur ses deux pieds, la légalité et la légitimité. Il y a parfois un peu de claudication, mais il faut fonctionner avec les deux. Si on s’enferme dans la légalité, on risque d’aller vers des régimes autoritaires.
Qu’est-ce qui distingue l’autorité de l’autoritarisme ?
L’autorité définit le fait qu’on ressent qu’une personne incarne ce qui vous fait grandir, vous fait progresser. Dans une société, il faut des autorités qui rappellent quelles sont les valeurs fondatrices, qui produisent du sens, qui donnent la direction à suivre. En France, c’est le rôle, par exemple, du Conseil constitutionnel ou du défenseur des droits.
« La transparence de la vie publique »
Comment restaurer la confiance envers les élus ?
La confiance repose sur le fait que vous pouvez vous projeter dans l’avenir avec quelqu’un. Elle se construit parce que vous mettez en place des mécanismes qui tissent des formes de proximité. Des mécanismes qui permettent de rapprocher ce qui paraît lointain, les citoyens et la vie publique, par exemple. Il y a quelques années, on a mis en place une haute autorité pour la transparence de la vie publique. C’est une initiative modeste, mais très importante.
Vous dites que les électeurs sont attentifs à l’intégrité des dirigeants. Le succès du populisme ne dit-il pas le contraire ?
Pourquoi les électeurs font-ils confiance à des personnes qui apparaissent notoirement malhonnêtes ? Pour une raison simple. Ils pensent que la proximité vitale est plus essentielle que ces éléments de comportement individuel. C’est le cas de Trump. Les preuves de son inconduite ont été traduites par des actions judiciaires, mais ce comportement déviant apparaît secondaire par rapport à la force de cette proximité existentielle.
Ouest France Publié le
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