Patrick Boucheron, historien : « Le Nouveau Front populaire est la seule alternative à un pouvoir séditieux »
Patrick Boucheron, spécialiste de la politique médiévale et professeur au Collège de France, livre son analyse de la situation actuelle, et sort de sa réserve pour la première fois, en appelant à voter en faveur du Nouveau Front populaire.
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Publié le 27 juin 2024 Dans l’Humanité
En historien, Patrick Boucheron dénonce la mise en équivalence « des extrêmes », et souligne la gravité inédite de la situation. Selon l’auteur du Temps qui reste (Seuil, 2023), nous vivons l’aboutissement d’un long processus de dégradation de la parole publique, qui nous a rendus largement insensibles au péril de l’extrême droite, et nous maintient aujourd’hui dans une profonde léthargie face à l’urgence. Étrillant le macronisme, cyniquement engagé dans la « composition » avec le RN, il refuse toutefois de se résigner, et en appelle à la reconstruction de la gauche autour de la question du travail.
Pour le premier tour des législatives, dimanche 30 juin, quel bulletin faut-il mettre dans l’urne ?
Je n’ai aucune hésitation. Je le dis d’autant plus fermement et gravement que je n’ai jusqu’alors jamais dit publiquement pour qui je votais. D’abord parce que je répugne à adhérer à mes propres convictions. Ensuite parce que je pense que le bulletin de vote n’est pas une carte d’identité : il ne dit pas qui vous êtes, mais ce que vous faites, à un moment donné.
Or l’enjeu du moment est clair : l’extrême droite est en position de prendre le pouvoir en France, pour la première fois depuis Vichy. Nous sommes au bord du précipice. Ce fait massif devrait, chez toutes les femmes et les hommes de bonne volonté, disqualifier l’escroquerie sémantique de la symétrisation des extrêmes. Voici pourquoi je voterai Nouveau Front populaire (NFP).
Pourquoi prenez-vous aussi clairement position ?
Je le fais car en ce moment nous sommes comme des enfants apeurés : nous nous réveillons la nuit submergés par la tristesse, la colère et l’effroi. Il y a de quoi. Cette fois, ce n’est pas le coup ordinaire qu’on nous fait depuis si longtemps. Toute ma vie politique aura donc été sinistrement rythmée par l’ascension inexorable du Front national (FN), cette ritournelle qui nous a bercés, et qui a fini par nous berner.
Macron, comme Mitterrand avant lui, a bien compris que le seul moyen de remporter une élection était de se retrouver opposé à l’extrême droite. Mais ce n’est plus vrai aujourd’hui. Le vote Rassemblement national (RN) est à la fois protestataire et conservateur, mais il est aussi un vote d’adhésion. De nombreux électeurs du RN s’apprêtent à exercer leur pouvoir, ils savent très bien ce qu’ils font. Et ils le veulent ardemment.
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À quelle logique répond la mise en équivalence de l’extrême droite et du Nouveau Front populaire ?
« Les extrêmes », voilà une fausse symétrie qui s’impose à force d’être assénée, que l’on répète sans y penser, mais qui ne décrit aucune réalité. J’ai toujours refusé de mettre sur un même plan l’extrême gauche et l’extrême droite, ne serait-ce que parce que s’il y a bien une rationalité politique, elle consiste à prioriser les périls et les espérances.
Certes, j’ai du mal à composer avec une certaine frange du NFP, et je comprends ce que cela peut coûter à certains électeurs. Je respecte infiniment leurs scrupules, et je crois qu’il faut leur laisser faire ce chemin, sans les brusquer. C’est donc à eux que je voudrais m’adresser, en leur disant que l’on a souvent voté à contrecœur au second tour ; mais à présent, dans certaines circonscriptions, il est de notre responsabilité de le faire dès le premier tour.
La clarification à gauche sera nécessaire. « On s’engueulera après », lit-on sur des affiches : c’est plus qu’une précaution, c’est une promesse. Mais dans un pays où le centre de gravité s’est largement déplacé vers la droite, l’alliance à gauche devait être le plus large possible pour faire face à la menace du RN. Et c’est la seule alternative face à un pouvoir séditieux, qui joue avec des forces antidémocratiques.
“Il y a une autre hypothèse, que l’on refuse de voir : c’est que les négociations entre le parti macroniste et la formation de la famille Le Pen ont déjà commencé.”
Quelle forme prend ce rapprochement entre le camp présidentiel et l’extrême droite ?
Le président de la République reprend le langage de l’extrême droite, en dénonçant le programme « immigrationniste » de la gauche. Ces derniers jours, le recentrage opéré par Jordan Bardella pour trouver un terrain d’entente avec Emmanuel Macron a été spectaculaire. Le programme du RN fait désormais moins peur aux milieux d’affaires patronaux que celui du Nouveau Front populaire, qui reprend au fond la tradition d’une gauche réformatrice et redistributrice.
On pourrait croire qu’il s’agit de la poursuite de la dédiabolisation de l’extrême droite, et de son double inversé : la diabolisation d’une gauche qu’on fait semblant de confondre avec l’extrême gauche. Mais il y a une autre hypothèse, que l’on refuse de voir : c’est que les négociations entre le parti macroniste et la formation de la famille Le Pen ont déjà commencé.
Le président serait d’ailleurs inconséquent de ne pas avoir anticipé ce scénario, qui s’annonce comme le plus probable. D’autant plus qu’il dispose de tous les moyens rhétoriques, idéologiques, clientélaires et financiers pour discuter avec le RN. On anticipe une cohabitation, mais il se pourrait que ce soit plutôt une composition, la poursuite d’une coalition de fait.
C’est une question de culture politique : rien n’empêche le macronisme, absolument pas vertébré politiquement, de s’entendre avec l’extrême droite. C’est par pragmatisme qu’il se dit opposé à elle, tout en servant les mêmes intérêts. Le moment de bascule dans ce processus de rapprochement a été le vote commun de la loi « Asile et Immigration ». Depuis la dissolution, on assiste à la concrétisation, légitimée par le suffrage, d’un accord déjà engagé. En somme, Emmanuel Macron, Éric Ciotti et Jordan Bardella ont commencé à gouverner ensemble.
Peut-on dire que cette dérive est surprenante ?
On refuse de le regarder en face, et on continue de perdre du temps à psychologiser l’inconséquence, l’arrogance et le cynisme d’Emmanuel Macron alors que seule compte la pathologie du pouvoir dont il est le nom. Il suffit d’entendre la manière dont il nous parle. Il a accéléré le pourrissement de la parole publique, entamé sous Sarkozy.
Tout est empoisonné dans cette dégradation de l’esprit public, et cela finit par tout emporter. Il ne s’agit pas d’une trahison brutale, mais d’un glissement progressif. Il n’y a plus de digues, et la vague est là. Même si, au fond, la seule position éthique, consiste à se placer du bon côté de la métaphore, et cette histoire de vague, vraiment, j’en ai marre. Il y a des gens qui se noient en Méditerranée, et on a réussi à nous faire croire que nous étions les victimes d’une vague migratoire. Cette métaphore de la vague est une manière de nier la réalité.
Comment expliquer que l’appel à faire barrage à l’extrême droite ne suffise plus ?
Il y a une léthargie terrifiante, où se mêle le sentiment de l’imminence avec celui de l’inéluctable : il faudrait s’en sortir, mais c’est déjà trop tard, et donc on renonce. On ne ressent plus la menace. Ce qui me frappe beaucoup dans la société, c’est cette insensibilité. C’est ce qu’il y a de plus rageant. Pourtant, imaginez ce que cela va être quand les verrous vont lâcher.
Ils commencent déjà à lâcher, tout le monde le sait, et plus personne n’est indemne. Vous avez lu le Barrage contre le Pacifique de Duras ? On en est là. Tout est à refaire, et il n’est pas vrai que l’on reprendra les choses plus facilement dans un gouvernement d’extrême droite. Dans ces moments-là, tout vaut mieux que l’extrême droite. Il faudra s’en souvenir entre les deux tours.
Que répondre à l’argument du « on n’a jamais essayé » ?
Tout dépend de quel « on » il s’agit. En Europe, on ne cesse pas d’essayer. Et même si l’extrême droite gouverne mal, ça ne l’empêche pas d’être réélue. Pourquoi ? Parce qu’elle arrive très vite à se venger de son impuissance, notamment concernant les promesses non tenues sur « l’endiguement de la vague migratoire ».
Son électorat ne lui en veut pas, car, comme le disait Léopold Sédar Senghor, « les racistes sont des gens qui se trompent de colère », donc le travail de la droite consiste toujours à la dévier vers d’autres cibles. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que, dans les classes populaires, la question n’est pas l’hostilité à l’immigration, mais à ce que l’on associe à l’immigration : à l’époque de Jean-Marie Le Pen, c’était immigration et chômage, aujourd’hui, c’est immigration et insécurité, immigration et violence.
Anthropologiquement, cette haine de l’immigration est d’abord une haine de la diversité. En Italie, depuis deux ans, Giorgia Meloni ne fait pas autre chose, elle détourne cette haine vers d’autres cibles : les femmes, les minorités sexuelles, les institutions culturelles, les libertés publiques, les droits fondamentaux. Et elle trouve un assentiment. Il ne faut pas croire qu’au pouvoir, l’extrême droite s’épuise et se disqualifie, elle s’enracine et s’organise.
“Concernant Emmanuel Macron, la rancœur à son égard se résume donc essentiellement à son mépris pour toutes les formes de travail, y compris le travail parlementaire.”
En face, l’alliance de gauche n’est-elle pas néanmoins porteuse d’une certaine dynamique sociale ?
J’ai été heureusement surpris par la rapidité avec laquelle les partis de gauche se sont réunis. Ils ont travaillé ensemble, ont nivelé leurs différences, ont tu leurs désaccords les plus criants, et sont parvenus à un texte commun, sobre et acceptable, y compris sur des sujets dont on pensait 48 heures plus tôt qu’ils rendaient les gauches irréconciliables.
Du reste, il n’y avait pas d’autre solution : elle ne sera peut-être pas gagnante, mais c’est la seule. En réaction, le pouvoir est devenu nerveux, très véhément, pris de court parce qu’il pensait que la gauche ne parviendrait pas à s’entendre. Elle y est arrivée, mais force est de constater que cette dynamique n’est pas relayée par le système médiatique, qui par engagement ou renoncement, entretient la torpeur.
Pour remédier à cette inertie, quel chantier la gauche doit-elle prioriser ?
Le rapport au travail, parce qu’il s’agit d’un chantier vraiment populaire, qui permettrait à la gauche de renouer, sociologiquement, avec les classes travailleuses. Cette perte de contact avec le monde du travail, c’est toute l’histoire tragique de la gauche depuis quarante ans.
C’est sur ce terrain que l’on s’attaquerait aux raisons profondes du vote d’extrême droite, qui est d’abord et partout corrélé aux conditions de travail dégradées. Les études le montrent à l’échelle européenne : plus les gens se sentent humiliés et déconsidérés, plus ils votent à l’extrême droite.
Aujourd’hui, c’est la dignité qui est le mot-clé : un appel au respect est le seul qui puisse toucher toutes les générations. Et c’est pourquoi le RN recrute dans tous les milieux professionnels où les gens souffrent au travail. La question n’est pas de savoir si les gens votent pour leur intérêt ou pour des valeurs : ces deux éléments sont liés à l’idée qu’ils se font de leur travail.
Concernant Emmanuel Macron, la rancœur à son égard se résume donc essentiellement à son mépris pour toutes les formes de travail, y compris le travail parlementaire. Le travail intellectuel n’y échappe pas non plus : il n’y a jamais eu de gouvernement dédaignant à ce point la recherche. Il suffit de regarder la doctrine française du maintien de l’ordre, largement invalidée par les sciences sociales, ou encore l’expertise sur l’immigration, systématiquement ignorée dans l’élaboration des politiques publiques, alors même que de nombreux chercheurs sont sollicités par le gouvernement sur ces questions.
Pour remettre le travail au cœur de son projet, la gauche doit sortir des facilités, des slogans et des fétiches. Abandonner la défense inconditionnelle, unilatérale, indistincte, de droits. Il faut mener une politique sociale, attentive aux contradictions actuelles de la réalité sociale de ce pays. Le seul espoir, pour moi, réside dans les ressources d’intelligence, de solidarité, de création, d’imagination, de courage, du côté du monde associatif, du mouvement syndical. C’est sur ces braises qu’il faut souffler.
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En plus de voter, que faire pour continuer le combat contre l’extrême droite ?
La résistance consiste à faire des sacrifices : ses envies, sa liberté, et sa vie même. Si un régime d’extrême droite s’installe, on ne pourra pas continuer à faire ce qu’on aime faire en disant, en plus, que c’est de la résistance. Il faudra continuer à le faire, oui, mais ce ne sera plus suffisant. Il faudra le faire mieux, sortir du confort et de l’entre-soi, avoir le courage de prendre position.
Il n’y a pas, d’ailleurs, d’endroit où se planquer, alors on s’organisera à l’endroit où on est. De toute façon, tout le monde ne sera pas viré, seulement quelques-uns, bien placés, et cela suffira à faire obéir (presque tous) les autres. C’est comme miner un pont : seules quelques charges suffisent. Malgré tout, il faut maintenir un optimisme de méthode, qui seul permet d’agir, de se sentir mieux. Ce ne sont pas les plus résignés aujourd’hui qui auront voix au chapitre demain.
À Lire : l’article « Dans le Front populaire – le vrai, celui des foules… », dans la revue Entre-temps, 18 juin 2024.
Face à l’extrême droite, ne rien lâcher !
C’est pied à pied, argument contre argument qu’il faut combattre l’extrême droite. C’est ce que nous tentons de faire chaque jour dans l’Humanité.
Face aux attaques incessantes des racistes et des porteurs de haine : soutenez-nous ! Ensemble, faisons porter une autre voix dans ce débat public toujours plus nauséabond.