Jean Quétier, philosophe : « Les partis font avancer l’intelligence collective »
Dans son ouvrage, De l’utilité du parti politique, le docteur en philosophie de l’université de Strasbourg considère « à rebours du récit qui la voudrait dépassée » cette forme d’organisation comme un atout, notamment pour les travailleurs et les travailleuses.
Dépassés les partis politiques ? Au moment où la vie politique telle que nous l’avons connue au XXe siècle semble appartenir au passé, alors que les « mouvements » ont le vent en poupe face aux partis politiques traditionnels, le philosophe marxiste Jean Quétier publie De l’utilité du parti politique. Il y identifie ce qui a fait la force et les limites de ces organisations, en particulier des partis de la classe ouvrière, et les considère comme une forme d’avenir, « à condition que ses membres soient considérés avant tout comme des êtres de raison ».
À l’heure où les partis sont remis en cause et semblent « dépassés », pourquoi écrire sur leur utilité ?
Dans le contexte politique français, depuis au moins 2017, le discours est à la disparition des partis, à leur remplacement par des formes politiques censément plus souples. Elles seraient l’avenir de la politique. Or, on se confronte rapidement à un problème si on se place dans une perspective de gauche orientée vers l’émancipation. Les critiques formulées à l’égard des partis traditionnels en font des machines à déposséder les individus de leur pouvoir, au profit de petites élites et d’oligarchies partisanes. Il me semble qu’en réalité les alternatives proposées pour y remédier ont échoué précisément sur ce point.
Je prends l’exemple de la France insoumise (FI), parce qu’il est révélateur de ce qu’est une crise interne sur la question démocratique. L’enjeu démocratique qui était censé être au cœur de la critique de la forme parti n’est pas réellement pris en charge. Il existe en revanche des outils pour la rénover qui méritent d’être remis au goût du jour et valorisés.
On ne peut pas mesurer la réussite d’une forme politique uniquement à sa capacité à engranger des voix à un moment déterminé. Une fois tous les cinq ans, par exemple, à la présidentielle… La suite est marquée par une période de reflux. La force des partis politiques par le passé a été d’instaurer une mobilisation des forces populaires dans la durée.
C’est un problème auquel se confrontent les mouvements dans leur diversité. Les mouvements sociaux, les gilets jaunes par exemple… L’intensité est forte sur des temps courts, mais le problème de la pérennisation se pose à chaque fois. Les partis politiques ont su stabiliser la contestation populaire au-delà des moments de conflictualité ou sociale et de campagne électorale. Les mouvements, dont la FI, peinent à maintenir la mobilisation.
Pourquoi les partis sont-ils en crise s’ils savent mieux, selon vous, stabiliser dans la durée ?
Il faut réfléchir sur le temps long, prendre du recul historique. L’invention même de leur forme est relativement récente, renvoyant au milieu du XIXe siècle. Elle s’impose jusqu’à la fin du XXe siècle, avant une entrée en crise progressive. On peut identifier de multiples facteurs. Les critiques théoriques à l’égard de la forme parti se multiplient à partir des années 1960, au moment où émergent de nouveaux mouvements sociaux, de nouvelles formes de mobilisation. Elles tiennent à la façon dont les partis eux-mêmes ont fonctionné.
Les logiques de dépossession des militants par leurs directions existent, et elles ne se limitent pas aux seuls partis. Elles touchent toutes les formes d’organisations politiques durant la période de mise en place progressive du néolibéralisme. Dans mon livre, je parle aussi de Chantal Mouffe et de la perspective du populisme de gauche. Son mérite est de proposer une sorte d’alternative concrète à la forme parti, mais il y a un achoppement sur la question démocratique.
La théorie populiste de gauche propose une alternative sérieuse à la forme parti dans le camp de la gauche, mais elle est dangereuse. Elle se fonde sur le recours aux affects, à un leader charismatique. Ces éléments me paraissent être plutôt un recul démocratique qu’un progrès pour affronter les enjeux réels de la crise de la forme parti.
Quels sont les atouts de la forme parti ?
Il faudrait nuancer selon les partis. En général, ce sont notamment les structures formelles de prise de décision collective. Elles peuvent nous paraître banales aujourd’hui, mais elles sont des inventions démocratiques. Avec la forme parti, on invente les statuts et les congrès qui permettent à certaines échéances à la base d’envoyer des délégués décider collectivement de la ligne politique adoptée par l’organisation.
Les partis inventent la transposition d’une logique qui vient de l’État de droit, en l’occurrence la séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. S’ils ont parfois été dévoyés, ce sont des outils encore incontournables. Dans le cas des mouvements que je cite dans mon livre, ce type d’institution n’existe pas. Ils sont dans l’impossibilité de se mettre d’accord sur des procédures de décision collective.
Pourquoi, malgré l’absence de ces instances démocratiques, des mouvements comme la FI rencontrent-ils un certain succès politique ?
Le rôle du chef charismatique est très important dans le facteur de mobilisation, ce qui n’exclut pas des logiques plus autonomes au niveau local. Il y a contradiction. Le rapport au militantisme est également différent. Celui de la FI peut paraître plus facile, plus consommateur, avec un engagement plus simple.
On clique pour participer, Il n’y a pas de cotisation… C’est a priori moins exigeant. Il faut ensuite quantifier ce que veut dire être militant dans une telle organisation. Pour un parti, on peut le voir. Mais si l’adhésion n’est pas formalisée, être militant a des significations très différentes.
Vous rappelez la distinction entre parti et « secte ouvrière ». Quels sont les écueils à éviter justement ?
Le terme de secte met en évidence ce que serait la version pathologique non souhaitable de l’organisation politique. La caractéristique de la secte, c’est qu’elle va s’appuyer sur une confiance excessive mise en un chef charismatique, qu’elle va s’appuyer sur un recours aux affects au lieu de l’intelligence collective. Elle s’appuie aussi sur l’idée que le chef ou la direction possèdent la recette toute faite à appliquer et en dehors de laquelle il n’y a point de salut. C’est la logique sectaire, et elle est dangereuse.
Comment s’en prémunir ? Le cœur de ce que devrait être un parti qui échapperait à cette logique c’est justement l’intelligence collective. On peut, dans le cadre du parti politique, faire progresser la réflexion collectivement, sans réduire les individus à leurs affects. Les classes populaires et le monde du travail sont en capacité de prendre leurs affaires en main de façon consciente. C’est le meilleur moyen d’éviter la dérive sectaire.
Et face à la forme oligarchique ?
Dans les critiques de la forme parti, il y a une matrice théorique commune qui me paraît venir de Robert Michels. Dans sa Sociologie du parti dans la démocratie moderne, parue en 1911, il théorise la loi d’airain de l’oligarchie selon laquelle toute organisation ne peut qu’échouer à être véritablement démocratique. La tendance intrinsèque des organisations serait de livrer le pouvoir aux mains d’une petite élite. Ce postulat me pose problème.
La façon dont Michels présente les choses induit le renoncement à une organisation démocratique, puisqu’elle est vouée à l’échec. C’est une vision pessimiste de la nature humaine, s’inscrivant dans la continuité de travaux sur la psychologie des foules. Les masses seraient fondamentalement incompétentes, ce qui leur donnerait une tendance spontanée à remettre leur pouvoir entre les mains de chefs.
Ces présupposés ne sont jamais véritablement démontrés et s’inscrivent dans une atmosphère réactionnaire globale sur l’incompétence des masses. Le cas de Michels nous interroge, parce qu’il vient initialement de la gauche. Il s’est ensuite progressivement rapproché du fascisme sur la base de ce type de réflexion. Au-delà de ce qu’il peut dire lui-même, on retrouve sa ligne argumentative dans beaucoup de critiques de gauche contre la forme parti.
Cette lecture est reprise par des gens qui ne partagent pas les positionnements politiques de Michels, mais elle contribue à accréditer l’idée que les classes populaires ne pourront jamais vraiment sortir de la loi d’airain de l’oligarchie. Or, il y a des pistes pour en sortir.
Est-ce que l’expérience historique du mouvement ouvrier ne nous donne pas des pistes justement ?
Ma perspective n’est pas celle d’un retour en arrière, de refaire les choses telles qu’elles étaient dans le passé. Mais on a tendance à occulter ce qui a pu faire la force des partis ouvriers, malgré les contre-tendances et les expériences de dépossession. Il y a aussi des réussites qui n’ont pas perdu de leur pertinence et qu’il faut valoriser. L’utilité du parti politique se démontre dans sa capacité à être un outil d’émancipation.
Pas seulement dans le sens des procédures formelles ou démocratiques, mais aussi parce que les partis ouvriers au cours du XXe siècle ont rendu possible l’irruption du monde du travail dans la sphère politique. C’était inenvisageable par le passé. Le cas que j’étudie le plus est celui du Parti communiste français. Grâce à une politique volontariste de promotion de militants et de dirigeants issus du monde du travail, des figures importantes de la vie politique française présentent des profils sociologiques complètement différents de celui des élites traditionnelles.
C’est un enjeu majeur aujourd’hui, face à la rupture complète entre le monde politique et les milieux populaires. Il n’y a pas plus de partis en capacité de mettre en avant des figures du monde du travail.
De tels partis doivent-ils aujourd’hui aller plus loin que la promotion politique de figures du monde du travail ?
Les perspectives concrètes de rénovation et de réforme des partis doivent prendre en compte les solidarités concrètes. Il faut montrer que les partis politiques sont les outils pour changer la vie des classes populaires de façon quotidienne. Je cite l’exemple du Parti communiste en Autriche. Il a réussi en 2021 à conquérir la ville de Graz, et a considérablement progressé à Salzbourg.
Il n’y a pas de tradition communiste en Autriche. Historiquement, le PC ne dépasse jamais 5 % ou 6 % aux élections législatives. À Graz, il a mené un travail minutieux et de long terme autour de la question du logement et démontré son utilité. Le résultat n’est pas mécanique, mais l’expérience montre que la logique de solidarité concrète peut être synonyme d’utilité politique.
Pour aller plus loin, comment, dans un monde atomisé par le néolibéralisme, dépasser la méfiance des milieux populaires ?
Il faut prendre cette question à bras-le-corps. Il n’y a pas de modèle idéal, mais il y a des directions de travail. Le cas des gilets jaunes est intéressant de ce point de vue. La méfiance initiale était des deux côtés. Le problème, c’est l’articulation entre la logique spontanée des mouvements et des traductions politiques. Il y a deux écueils à éviter. Le populisme, selon lequel il faudrait embrasser le mouvement sous sa forme spontanée quel qu’en soit le contenu, en faisant l’impasse sur les problèmes qu’elle soulève.
À l’inverse, la coupure, par pureté idéologique, d’avec tous les mouvements qui ne correspondent pas très exactement aux contours qu’on voudrait leur donner d’un point de vue politique. Ce serait une forme de dérive sectaire. Il faut trouver une sorte de dialectique entre la spontanéité des mouvements et la logique proprement politique qui doit être celle des partis. Gramsci est un auteur utile pour penser cette articulation, lorsqu’il parle de « catharsis » de la spontanéité. Il faut en partir, sans la traduire de façon littérale, la faire mûrir à travers l’organisation politique. C’est un travail difficile.
« Les militants doivent être considérés comme des intellectuels », dites-vous en citant Gramsci. C’est-à-dire ?
C’est le cœur de ma perspective, parce que j’essaie de dessiner une alternative à une vision de la politique qui se fonderait uniquement sur les affects. Gramsci dit qu’il y a en chacun de nous une part d’activité qui peut être considérée comme intellectuelle. Elle n’est pas forcément la part principale, parce qu’il y a une division du travail. Mais des institutions permettent de transformer, de déplacer le curseur, pour faire en sorte que la part d’activité intellectuelle soit plus grande chez chaque individu.
Les partis politiques jouent ce rôle-là. Ils sont les lieux où s’élabore une nouvelle forme d’intellectualité. Les réunions permettent de faire progresser le niveau collectivement si on argumente et qu’on écoute les autres. C’est un point d’appui fondamental pour faire avancer l’intelligence collective.
De l’utilité du parti politique, de Jean Quétier, PUF éditions, 208 pages, 18 euros